Chapitre 1: Les promesses du lithium

Étant le métal le plus léger sur terre, le lithium a peu à peu, au gré de l’avancement de la science, remplacé le nickel dans les batteries rechargeables sous forme de carbonate. Ce produit, une fois sorti de l’usine, ressemble à une fine poudre blanche. Il est ensuite empaqueté dans des sacs en plastique par tonnes, tel de la farine ou du ciment. Tous les téléphones mobiles, lecteurs MP3, ordinateurs portables, et certaines piles de montres en contiennent un peu. En somme, des produits dont la consommation connaît une croissance stable. Avant cela, le lithium était surtout utilisé en pharmacie (antidépresseurs), dans la lubrification, les conditionneurs d’air et les céramiques.

Double puissance pour la moitié du poids

Les batteries ont longtemps fonctionné avec du plomb, jusqu’à l’arrivée de la technologie basée sur le nickel-cadmium dans les années 1980 qui a permis de réduire leur poids. Mais pour les moteurs de voitures électriques, ce gain n’était pas suffisant. Pour permettre leur véritable essor et leur développement, il faudra attendre la mise au point de la technologie du lithium-ion. En effet, celle-ci permet de stocker la même puissance dans deux fois moins de volume que le nickel [1].

D’où l’énorme intérêt du métal alcalin qui va probablement jouer un rôle fondamental dans la révolution automobile qui déclenchera une demande bien supérieure à celle de l’électronique. Présenté comme "l’or gris" du XXIe siècle, il pourrait en l’espace d’une décennie ou deux, devenir une sérieuse alternative au pétrole. Toyota, Nissan-Renault, Mercedes, Mitsubishi, Volkswagen et Honda, sans oublier le groupe français Bolloré et sa Blue Car, tous ont développé des modèles de moteurs électriques ou hybrides basés sur la technologie du lithium-ion [2]. Ces moteurs seront bientôt plus légers, plus petits et plus puissants que leurs ancêtres au nickel, et même s’il existe d’autres alternatives pour l’énergie automotrice verte, la demande mondiale de lithium augmente chaque année de 20 à 25%. 

La preuve par les chiffres : en 2001, le prix du carbonate de lithium s’élevait à tout juste 1,5 dollar le kilo. En 2003, il atteignait 3,5 dollars et aujourd’hui il culmine à 7 dollars. Une très bonne nouvelle pour la Bolivie, le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud, mais qui détient  les plus grandes réserves de lithium au monde dans les couches souterraines du salar de Uyuni, un désert de sel géant qui s’étend sur 10'000 kilomètres carrés.

Découvert il y a presque 200 ans

Le lithium, troisième élément de la table périodique (Li), a été découvert en 1817 par un scientifique suédois du nom de Arfwedson alors qu’il analysait un type de roche nommé spodumène. Le nouvel élément a été baptisé "lithium" par Arfwedson car ce terme désigne la pierre en grec ancien.

Durant près de trente ans, sa forme métallique n’a pas été utilisée, jusqu’à ce que des minéraux qui en comportent soient introduits dans la fabrication de céramiques. Puis on a découvert ses propriétés lubrifiantes qui résistaient à la fois à de très hautes et très basses températures, une panacée pour la technologie spatiale alors en plein développement qui a donc commencé à utiliser la pyroceram. Cette sorte de céramique high-tech est désormais utilisée dans l’industrie des cuisinières vitrocéramiques. Le lithium est  par conséquent aujourd’hui présent dans beaucoup de fabriques et de laboratoires, mais aussi de foyers, que ce soit au travers des (vitro-)céramiques, des lubrifiants, de l’aluminium, des médicaments ou encore des batteries rechargeables [3]. 

Usine pilote aspirante Eldorado

C’est en avril 2008 que le gouvernement bolivien fait passer un décret qui instaure la Direction Générale de l’Industrialisation des Ressources Evaporites du Salar de Uyuni (devenue entretemps la Gérance Nationale des Ressources Evaporites) postulant sur un premier budget de presque six millions de dollars, comprenant les coûts de construction d’une usine d’extraction à ciel ouvert ainsi que d’une usine chimique de transformation [4]. 

Mais ce n’est qu’un an plus tard que la presse internationale commence à se gargariser du "futur Moyen Orient du lithium" [5], "Eldorado" [6] et autres "Arabie Saoudite" [7] que pourrait prochainement incarner la Bolivie. Et déjà, le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud prévient qu’il rompra radicalement avec les modèles économiques d’exploitation connus jusque là. Saul Villegas, alors responsable de l’exploitation du lithium, promet que "l’ancien modèle impérialiste d’exploitation de nos ressources naturelles ne sera plus jamais accepté en Bolivie". Et de poursuivre : "Il n’est toutefois pas exclu que certains groupes étrangers deviennent des partenaires, ou mieux, des clients." [8]

Enfin en position de force

Car le traumatisme du "pillage de Potosí" reste très présent chez nombre de Boliviens. C’est en 1545 que les colons espagnols ont découvert que le Cerro Rico (la Montagne Riche) à Potosí regorgeait d’argent. Pendant près de trois siècles, l’empire espagnol se financera donc grâce à ce métal extrait par des esclaves et mineurs locaux, emportés prématurément par la mort, les poumons remplis de poussière d’argent. Au XXe siècle, c'est ensuite l'étain puis le gaz naturel qui sont exportés au bénéfice d'une toute petite élite bolivienne dans le premier cas, enrichissant des multinationales dans le second.
>>> lire l'encadré sur la malédiction de l'abondance

Aujourd’hui, le pays est gouverné par une gauche nationaliste, qui glorifie les particularismes et privilégie les minorités. Un système économique et social aux antipodes de celui connu à l’ère du gaz naturel. "Nous ne serons plus les fournisseurs serviles de matières premières vendues à bas prix", clamait encore l’ancien responsable du projet pilote en 2009 [9]. Grâce au lithium, la Bolivie a une nouvelle opportunité d’être sur le devant de la scène, et elle compte bien la saisir. Mais cette fois en position de force, et non soumise aux  privés, et encore moins aux étrangers.

L’ambition du gouvernement Morales est donc d’entreprendre seul l’extraction du métal alcalin, afin de garantir sa souveraineté sur le produit, et de ne s’entourer d’investisseurs que pour la phase d’industrialisation du carbonate de lithium. Implanter une industrie de batteries électriques, voire de voitures électriques, suppose en effet des moyens, du savoir-faire et des infrastructures que le pays n’a clairement pas. Mais l’exécutif n’est pas fou : il sait bien que les entreprises ne sont intéressées que par la matière première. 

Les quatre conditions sine qua non qu'il a donc posées à l'intention des entreprises et gouvernements qui veulent bénéficier de l’or gris de la Bolivie sont les suivantes : souveraineté de l’Etat sur ses ressources, participation majoritaire de la Bolivie sur l’entrepreneuriat, industrialisation des produits dérivés du carbonate de lithium sur sol bolivien et, depuis le printemps 2010, transfert de technologie vers les ingénieurs boliviens [10]

Les dirigeants veulent voir la Bolivie courtisée

Si le gouvernement se permet de jouer les difficiles, c’est que plusieurs pays et entreprises privées se sont déjà montrés très intéressés à participer à la phase d’industrialisation des batteries de lithium-ion ces deux dernières années. C’est le cas de Mitsubishi et Sumitomo au Japon, de Kores en Corée du Sud, Vale Do Rio Doce au Brésil et le consortium Bolloré-Eramet en France. Ce-dernier, n’ayant pas trouvé d’accord avec le gouvernement bolivien malgré deux ans de négociations, s’est finalement replié sur l’achat de terrains dans le salar del Hombre Muerto au Argentine (voir la fin du chapitre 2). Car comme le Chili, le gouvernement argentin a opté pour un autre modèle économique, bien plus intéressant pour les investisseurs : la vente de concessions que les groupes peuvent exploiter directement. Par chance pour la Bolivie, ses deux voisins concurrents comptent toutefois beaucoup moins de réserves qu’elle. Ce qui lui donne un avantage de poids pour les firmes voulant s’assurer une manne de lithium à long-terme.

En effet, certains anticipent déjà la pénurie de carbonate de lithium. Il y a déjà trois ans, le consultant Meridian International Research publiait une étude intitulée "The trouble with lithium 2". Cette recherche sur les configurations géologiques des différents sites de production concluait sur une insuffisance du métal alcalin pour véritablement permettre l’essor de la voiture électrique. L’avis est partagé par le Karlsruhe Fraunhofer Institute for Systems and Innovation Research, qui prédit une pénurie de la matière première à l’horizon 2050, pour autant que le marché de véhicules électriques ait véritablement été lancé.

Mais en octobre dernier, Evo Morales a proclamé à la terre entière détenir des réserves pour 5000 ans, soit la somme de 100 millions de tonnes de lithium cachées sous les 10'000 km2 du salar de Uyuni. Un calcul revu à la baisse par le l’organisation scientifique USGS (U.S. Geological Survey), qui ne compte pour sa part que neuf millions de tonnes. Quoiqu’il en soit, tout le monde est d’accord pour dire que la Bolivie reste le pays le mieux fourni, devant le Chili (7, 5 millions de tonnes) et la Chine (3, 5 millions tonnes). Suivant les observations du USGS publiées dans son rapport annuel, l’Argentine est pour l’instant le quatrième producteur mondial mais ne possède plus que 850'000 tonnes [11].

Un marché dominé par une poignée de "majors"

Dans un article du magazine online The Energy Report paru en début d’année, le docteur en physique devenu analyste des marchés des technologies vertes Jon Hykawy dresse un tableau des diverses sources et des principaux acteurs du marché du lithium [12]. Au sujet des différentes mines, il cite d’abord le spodumène, cette roche présente notamment en Australie, où l’un des majors du lithium, Talison, opère dans la mine de Greenbushes. Son minerai est si grand que cette entreprise est l’une des seules présentes dans l’extraction du lithium du spodumène. Cette manière d’extraire est peu coûteuse pour l’industrie des céramiques, mais pas du tout rentable pour celle des batteries rechargeables. C’est en effet le processus de production du carbonate de lithium qui est le plus difficile à réaliser puisqu’il requiert l’isolation du lithium des autres éléments qui l’accompagnent. Mais le titan australien, basé à Perth, a tout de même choisi de ne pas rester totalement en-dehors de ce marché très prometteur, puisqu’il exporte une petite quantité de son lithium en Chine où il est traité directement par des producteurs de batteries, à un prix néanmoins plus élevé que celui issu des saumures.

L’argile est une autre source du métal alcalin. Western Lithium USA Corp’s, un géant canadien du secteur dont le siège est à Vancouver, en extrait ainsi de sa mine de King’s Valley au Nevada. Western Lithium est donc un producteur de choix pour l’industrie américaine, puisque sa localisation induit un risque politique nul. Mais l’entreprise a un autre argument très intéressant pour se placer en tête des producteurs mondiaux. Au-delà des grandes quantités de la matière première que recèle King’s Valley, Western Lithium produit du lithium au "battery-grade", c'est-à-dire directement employable sans transformation ultérieure dans la production de batteries rechargeables, le tout à un prix très concurrentiel.   

Enfin, le dernier type de source est ce qu’on appelle les saumures, lesquelles constituent une couche souterraine des fameux déserts de sel d’altitude. Il en existe en Bolivie, au Chili, en Argentine et au Tibet, mais celui dont la précipitation est la plus haute est le désert d’Atcama au Chili, avec 2'000 ppm (parties par million). En général, une saumure de plus de 800 ppm est déjà considérée comme un gisement particulièrement important. Mais ce n’est pas tout : pour que celui-ci s’avère intéressant à exploiter, encore faut-il qu’il ne contienne pas trop de contaminants tels que du magnésium et des sulfates, car leur résistance à la séparation est coriace. Selon Jon Hykawy, si les deux critères de haute concentration en lithium et bas niveau de contaminants sont réunis dans une saumure, alors il "suffit" d’y ajouter une excellente gestion et un bon financement pour que la mine devienne une affaire qui roule.

Les saumures, ces mines d’or

L’exploitation des saumures était cependant rare car peu rentable, avant la découverte d'une concentration particulièrement élevée en éléments dans celles des Andes. Les déserts de sel jouissent d’une très haute concentration en éléments, laquelle résulte de l’assèchement d’anciens lacs salés et de la précipitation chimique qui en a suivi. Il y a des millions d’années ces lacs se trouvaient à proximité des côtes océanes. Mus en altitude et face au vent par un mouvement des plaques continentales, ils ont été soumis durant des millénaires à un taux d’évaporation très élevé, à tel point que la nature a déjà passablement avancé le travail des exploitants pour isoler les éléments [13]. 

Dans le secteur des saumures, trois acteurs majeurs sont sortis du lot durablement en exploitant les déserts sud-américains. Il s’agit premièrement de SQM, ancienne Société Chimique et Métallurgique du Chili, privatisée dans les années 1980 [14]. Elle acquiert une concession dans le désert de l’Atacama en 1993 et y investit 300 millions de dollars dans la construction de piscines servant à l’évaporation des saumures comme étape préalable à la séparation des éléments. SQM extrait depuis du chlorure et du sulfate de potassium et de l’acide borique en plus du carbonate de lithium.

Viennent ensuite FMC Lithium et Chemetall. La première a son siège à Charlotte en Caroline du Nord (USA), où se trouve l’une de ses mines de lithium. L’autre gisement de FMC, le plus important, se trouve dans le salar del Hombre Muerto, en Argentine. La seconde, Chemetall, a son siège à Francfort, en Allemagne. Elle a acquis SCL, une société établie en 1980 qui s’occupe de la production de carbonate de lithium et de chlorure de potassium [15]. La filiale de production de Chemetall possède une concession dans l’Atacama depuis 1984, ce qui lui garantit également une exploitation à bas prix à long-terme.

Selon l’économiste Juan Carlos Zuleta, les quatre majors du lithium se partagent entre 80 et 90% de la production mondiale de lithium. SQM et Chemetall, exploitant le désert de l'Atacama au Chili, satisfont à elles deux 42% de l’offre globale.

En mars 2011, le ministre argentin des mines Jorge Mayoral et le gouverneur de la province de Salta Juan Manuel Urtubey ont inauguré la plus grande usine de carbonate de lithium au monde grâce à un investissement de près de 300 millions de dollars de l’Australienne ADY Resources (qui n'exploitait pas encore de lithium jusque là), s’ajoutant aux 75 millions d’investissement argentin [16]. L’usine, nommée "salar de Rincón", s’étend sur plus de 3'000 mètres carrés à près de 4'000 mètres d’altitude près de la frontière chilienne. Le ministre Mayoral a déclaré que le projet allait créer 110 emplois dans une des régions les plus oubliées d’Argentine. Un projet social, en somme, qui continuera d’approvisionner des clients au Japon, en Hollande, en Russie, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Chine et aux Etats-Unis, tout en gonflant la production argentine en carbonate de lithium qui s’élevait déjà à 3'200 tonnes métriques en 2008.

Au même moment, la GNRE annonçait un retard sur la construction de l’usine – usine qui devait rentrer en fonction à la fin de cette année – et donc sur la production bolivienne de carbonate de lithium. En cause, les fortes pluies qui ont touché le pays durant l’été (de janvier à mars, dans l’hémisphère sud). La saison humide étant récurrente chaque année, de nombreuses voix critiques se demandent pourquoi la GNRE n’a pas anticipé cet obstacle à la production. Le procédé d’extraction choisi par la Bolivie étant de larges piscines d’évaporations, celles-ci ont été inondées à hauteur de 70 cm, empêchant ainsi la machinerie d’opérer.

Le directeur de la GNRE, Alberto Echazu, a par ailleurs enfin annoncé la construction d’une route pour le transport d’eau, de gaz naturel et d’énergie électrique. Un remède tardif au sous-développement criant de la région de Potosí, laquelle ne laisse aujourd’hui encore que difficilement présager l’imminence d’une révolution industrielle alors même que l’avance de la concurrence s’accroît sans trêve. 


[1] « Les ressources limitées de lithium pourraient freiner l’essor des voitures électriques », Le Monde, 08.10.2010
[2] Bolivia y su litio, Rebecca Hollender et Jim Schultz, Centre pour la Démocratie, Cochabamba, mai 2010, p.17
[4] « El Gobierno industrializará los recursos evaporíticos del Salar de Uyuni», Agencia Boliviana de Información, 01.04.2008
[5] « La Bolivie, futur Moyen-Orient du lithium », Le Figaro, 08.09.2009
[6] « La Bolivie, Eldorado du lithium », 24 Heures, 19.09.2009
[7] « La Bolivie, future ‘Arabie Saoudite’ ? », Nouvel Observateur, 03.12.2009
[8] « Les réserves de lihtium aiguisent les appétits », The New York Times in Courrier International, 01.02.2009
[9] « La Bolivie prend le sillage de l’auto électrique », Le Courrier, 10.03.2009
[10] « El meganegocio del litio-potassio : $140'000 MM durmiendo en los salares », BolPress, 05.05.2010