Encadré: La liberté d expression mise à mal

Pablo ne parle pas à la presse bolivienne car cette histoire est taboue dans un milieu journalistique largement contrôlé par des proches du gouvernement et où les agitateurs et les journalistes les plus critiques se font licencier sans avertissement. Mise à part l’attitude du gouvernement envers eux, les journalistes boliviens s’inquiètent surtout des nouvelles règles qu’édicte le parlement – constitué de représentants du MAS à hauteur de 26 sièges sur 36 au Sénat, et 88 sièges sur 130 à la Chambre des députés – à l’image de la loi contre le racisme et toutes les formes de discrimination entrée en vigueur le 8 octobre 2010.

Au chapitre 2, l’article 6 alinéa 3 est exclusivement destiné à la presse et aux médias. En plus de l’obligation "d’éliminer de leurs programmation toute forme de langage, expression ou manifestation raciste, xénophobe ou autre, de contenu discriminatoire", les médias doivent se "prémunir d’un mécanisme de contrôle interne qui garantisse l’élimination de la discrimination, en conséquence à sa responsabilité de générer une opinion publique conforme à la Constitution Politique de l’Etat". A l’article 16, les médias de masse sont eux passibles de "sanctions économiques et de suspension de leur licence de fonctionnement". Enfin, on apprend à l’article 23 que toute personne jugée coupable de racisme ou de toute autre forme de discrimination "sera sanctionnée avec une peine privative de liberté de trois à sept ans". [1]

"Avant la loi contre le racisme, dans toute la presse bolivienne, il y avait un portail de commentaires. Aujourd’hui il n’existe plus : ce n’est plus possible de commenter un article, regrette Pablo. Souvent, des experts donnaient leur opinion sur les articles reprenant des communications gouvernementales. Ce n’était pas leurs goûts qu’ils partageaient, mais des critères techniques. Cela servait à l’analyse. Maintenant les commentateurs ne peuvent plus rien apporter au débat public. C’est une manière de contrôler l’opinion. C’est bien connu, la communication est un outil très puissant pour le pouvoir."

Pablo en connaît un rayon sur la censure de la liberté d’expression, lui qui a vécu en ex-URSS avant la perestroïka. "Le seul journal qui existait à l’époque, c’était la Pravda. Dans les quinze républiques. Les nouvelles venaient de Moscow et étaient répétées sur toutes les chaînes. Je l’ai vécu et c’est pour ça que je peux dire que c’est aussi ce qui est entrain de se passer ici aujourd’hui. Certains Boliviens disent que ça n’a pas d’importance. Mais pour moi oui, ça en a."

En Bolivie, les classes indigènes ouvrières et paysannes ont toujours été nettement distinguées de la population métisse et blanche urbaine. A Santa Cruz, un célèbre chroniqueur de radio privée usait beaucoup d’un humour grossier et parfois insultant, s’en prenant souvent aux paysans, à leurs expressions et leur manière de parler. La montée au pouvoir du MAS a parallèlement fait accéder de nombreuses personnes du monde rural aux parlements régionaux et communaux. Il est dès lors compréhensible que ces élus aient eu la volonté de mettre un terme à ces moqueries délibérées sur la place publique. Si le fond n’est pas critiquable, la forme de cette régulation l’est profondément, selon les interlocuteurs rencontrés sur place, qu’ils soient journalistes ou pas. Pour eux, la protection des minorités ne peut en aucun cas justifier des mesures liberticides inscrites dans la loi.

"Ce sont les journaux eux-mêmes qui ont décidé de supprimer les commentaires, précise Pablo. En effet, il se peut qu’un usager du site décide de commenter l’origine d’Evo Morales par exemple, qui vient du milieu cocalero, donc agricole, ou son absence de formation universitaire. Dans ce cas, la responsabilité pénale de ce qui pourrait être interprété comme une insulte ou une moquerie à caractère discriminatoire revient aux gérants du site, qui sont donc passibles d’être incarcérés. Bien évidemment, ce n’est pas ce que font les usagers tels que Zuleta..."

Le journaliste économique Humberto Vacaflor Ganan témoigne lui aussi volontiers de la tension croissante au sein de l’économie des médias. En revanche, il assume en son nom et ouvertement ses critiques, lui qui a perdu son poste au quotidien La Razón, tout juste un mois après son rachat par un proche du gouvernement en 2009. Editorialiste célèbre, dont la chronique censurée par La Razón continue d’être publiée dans trois quotidiens locaux de la région de Tarija, il n’a pas peur de dire ce qu’il sait et pense : "Ce qu’a fait ce gouvernement, c’est ni plus ni moins d'avoir racheté des médias dans la presse ainsi que dans l’audiovisuel, et d'en avoir fermé d’autres, uniquement pour tuer la critique."

Né en 1943, Humberto n’a que quinze ans quand il commence son parcours journalistique au sein de la rédaction d’une radio locale, avant de rejoindre également la presse écrite à ses 18 ans. Boursier, il quitte la Bolivie quelques années pour l’Universitá degli Studii Sociali de Rome. A son retour en 1970, moins d’une année passe avant qu’il ne soit envoyé en exil sous le régime d’Hugo Banzer lors de sa première présidence. A Buenos Aires, Vacaflor poursuit sa carrière de journaliste pour une agence de presse argentine et une autre italienne, puis rentre en Bolivie et développe une émission économique à succès pour la radio Panamericana intitulée Bolivia económica, qui sera également déclinée sous forme de bulletin informatif hebdomadaire. A nouveau exilé en 1980, il va d’abord à Lima, puis à Mexico comme correspondant de l’agence de presse italienne ANSA. Là, on lui demande de s’occuper de l’édition espagnole du bulletin informatif londonien Latin American Newsletters. A Londres, il est ensuite engagé par la BBC pour une émission dominicale d’analyse économique de l’Amérique latine. En 1985, il retourne pour de bon en Bolivie et y fonde l’hebdomadaire Siglo XXI. A côté, il écrit des chroniques dans plusieurs grands quotidiens, dont La Razón à La Paz jusqu’en octobre 2009. Vacaflor a aussi été président de nombreux conseils de presse et lauréat du prix de journalisme de la Fondation Manuel Vicente Ballivián en 2002.

Sur une terrasse des quartiers chics de La Paz, Humberto Vacaflor remarque d’emblée que la volonté de contrôler les médias n’est pas une spécificité du pouvoir bolivien : il se passe ou s’est passé la même chose au Venezuela, en Argentine, au Brésil et en Equateur. Et comme partout ailleurs, cette méthode se traduit par une attitude très sévère envers les journalistes. "Si lors d’une conférence de presse, témoigne Vacaflor, un journaliste pose une question concrète au président en commençant par « que va faire votre gouvernement... », alors Evo Morales répond : « mais comment ça, votre gouvernement ? Parce que ce n’est peut-être pas le vôtre aussi ? » Alors le journaliste répète la question en changeant le pronom, et le président répond. Mais non sans s’embarquer dans un long discours pour dire à quel point tous les journalistes sont contre lui. Cela devient très fatiguant d’exercer ce métier à la longue", regrette le journaliste.

"En plus d’avoir réussi à faire passer la loi antiracisme, le pouvoir en place contrôle désormais plusieurs chaines de télévision soi-disant privées, mais en fait appartenant à des entrepreneurs très proches du gouvernement, affirme-t-il encore. Le pouvoir contrôle aussi de nombreuses chaînes de radios, en plus des chaînes ouvertement étatiques." Pour lui, la donne est claire : ces gens cherchent à "éliminer le journalisme indépendant" en muselant les polémistes, les journalistes qui mettent le doigt sur des thèmes qui dérangent, tels que lui. "Ils en sont même venus à contrôler les syndicats de journalistes, en y plaçant leurs pions, dénonce encore Vacaflor. Ils contrôlent maintenant l’association des correspondants étrangers ; l’année passée l’association des journalistes de La Paz était dirigée par un communiste, un type du gouvernement ; et la fédération des travailleurs de la presse de La Paz est dirigée par un militant du MAS…" Plus grave, il affirme que la fameuse loi contre le racisme, pour laquelle toute la presse était censée être consultée, n’a été soumise qu’à cette dernière fédération. Laquelle lui a donné son "entière bénédiction". Et Vacaflor de conclure : "Ce qu’ils ont réussi du moins, c’est à désintéresser la population de lire les nouvelles."

En revanche, personne n’a réussi encore à désintéresser Humberto Vacaflor de son métier de journaliste : la remise en question des données officielles, l’enquête, l’observation et la critique du fonctionnement politique de son pays. Après son licenciement de La Razón, il a continué à écrire sur son blog personnel, mais aussi dans la presse [2] en dénonçant d’emblée les suspicions qu’il avait au sujet du changement de propriétaire du journal qui venait de le licencier. 

Sachant que le nouveau propriétaire du journal La Razón (auparavant détenu par le groupe de presse espagnol Prisa), mais aussi de la chaîne de télévision ATB, est l’entrepreneur paraguayen Carlos Gil, qui opère également au Venezuela, son hypothèse est la suivante : "Carlos Gil a acheté le chemin de fer qui lie Santa-Cruz à Puerto Suarez (une ville frontalière avec le Brésil), mais aussi l’entreprise huilière Gravetal. Je soupçonne la présence de beaucoup d’argent sale au Venezuela qui serait désormais blanchi en Bolivie."

A Tarija où habite désormais l’éditorialiste, le gouvernement contrôle deux des trois quotidiens existants. Et mi-juin, il a encore acheté la télévision en ligne Plus TV, également basée à Tarija. Selon Vacaflor, "le blanchiment des narcodollars ne se fait pas seulement par l’achat d’immeubles, mais aussi et surtout par le rachat d’entreprises en tout genre, parmi lesquelles les plus visibles sont les médias."

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Traduction de la chronique parue dans Siglo XXI peu après l’annonce du licenciement de Humberto Vacaflor, intitulée Las sinrazones de La Razón [3] :

Les gouvernements sud-américains du populisme du XXIe siècle obtiennent une très mauvaise note en gestion. Et comme ils ne sont pas meilleurs en morale et bonnes habitudes, ils haïssent le journalisme indépendant qui fait ressortir leurs failles.

Cela dit, le style avec lequel ces gouvernements proposent de contrôler les journalistes gênants n’est pas uniforme et s’applique selon les us et coutumes politiques de chaque pays.

Au Venezuela, la méthode est brutale. Les chaînes de télévision qui sont en position de critique sont fermées et les journalistes indépendants, nationaux ou étrangers, sont expulsés. En Argentine, le style de la censure est péroniste, entre l’effronterie et la toute-puissance. En Équateur, la censure est un processus lent. Mais en Bolivie, le contrôle des médias reproduit le processus politique, ses traits de corruption y compris.

La méthode massiste
Le gouvernement du MAS a une stratégie nette envers les médias : il a décidé d’utiliser au maximum sa faculté de contrôle des médias étatiques, mais il a aussi décidé de racheter les médias privés les plus attractifs.

Pour cela il a favorisé la chaîne de TV, il a mis 30 relais de la radio Patria Nueva et 96 stations émettrices « communautaires ». Du côté des médias privés, le gouvernement a opté pour le rachat, mais tout en donnant l’impression qu’il s’agit de capitaux privés. 

Dans le cas de la télévision ATB et du quotidien La Razón, le gouvernement a clairement ignoré que, pour consolider son image nationaliste, il devait dénoncer les entreprises étrangères qui contrôlaient les médias boliviens. Dans d’autres pays, tout comme en Bolivie, les étrangers sont interdits de pourcentage majoritaire dans l’actionnariat des médias. Cette fois, dans le cas de La Razón, les Espagnols ont simplement été remplacés par des Vénézuéliens, tous aussi étrangers les uns que les autres. 

Le Vénézuélien escroc
Dans le cas du rachat d’ATB par le Vénézuélien Jordan Silva, la procédure a été entachée par la corruption. Silva était le messager du vrai capitaliste, Carlos Gil, mais il s’est arrangé pour enregistrer la chaîne bolivienne à son propre nom.  Ceux qui connaissent le sujet de près disent que Silva a payé la chaîne avec la seule différence entre le taux de change officiel du dollar et son parallèle au Venezuela. Pour cela il a pu compter sur la complicité de l’ancien ambassadeur vénézuelien, qui s’est ensuite fait destitué avec ignominie. Jordan et Gil se détestent, mais ils sont obligés d’agir de manière coordonnée de par leur partage de relations étroites avec le gouvernement bolivien. 

Bâtons blancs
Le rôle du clan Serrate dans le rachat de La Razon est uniquement celui de « bâtons blancs », ce qui est devenu évident quand ils ont menacé de retirer leur investissement de 2 milliards de dollars de la société, et qu’on leur a dit que les autres associés voulaient qu’ils restent, en réalité pour conserver un visage bolivien au sein de la direction du journal.

Mais le vrai associé des capitalistes vénézuéliens n’est autre que le vice-président Álvaro García Linera. Le maire de La Paz Juan del Granado participe aussi à tout cela, puisqu’il apporte avec ses cadres de journalistes pour qu’ils fassent l’effort de faire en sorte que La Razón ne perde pas son charme pour les classes moyennes.

En somme, en ce moment, La Razón subit une confusion interne similaire à celle qui se présente au sein du MAS. La décision de licencier Humberto Vacaflor est le produit de pressions du porte-parole de la présidence, qui a disait parler au nom du président. Après cela sont arrivés les reproches politiques qui auraient motivé cette décision, avant tout par opportunisme, mais c’était déjà trop tard.

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