Chapitre 2: Le projet gouvernemental

L'usine de transformation de Rio Grande.
L’usine de transformation chimique de la Gérance Nationale des Ressources Evaporites (GNRE), l’entreprise étatique chargée de l’exploitation du désert de sel, a été construite du côté de Rio Grande, une mini localité sur les bords du salar. Le bâtiment comprend également des dortoirs qui servent, pendant la semaine, de logement aux ouvriers, qui viennent pour la plupart de La Paz. Les piscines géantes creusées pour l’évaporation des saumures sont, elles, localisées en plein désert, dont la base répond au nom de Llipi.

Entre midi et 13h, les travailleurs prennent leur pause sur place. Derrière la quinzaine de camions garés en file parfaite, quelques caravanes sont plantées dans le sel. L’une avec des lits, l’autre abritant la cuisine dont s’occupe la seule femme du campement, une petite femme toute souriante. Ce jour-là, il y a une délicieuse soupe de pâtes et viande de lama, accompagnée d’un jus de pêche à la cannelle. La cuisinière insiste pour que nous nous joignions au repas, alors nous engageons la conversation avec les ouvriers.

La seule femme de la base de Llipi est
une très aimable cuisinière.
Après le repas, la sieste...

...pendant que le corvéable du jour fait la vaisselle
devant une file de camions parfaitement alignés.

Un sens de l’hospitalité qui n’est pas le lot de Miguel, l’ingénieur chargé de nous faire visiter l’usine pilote. En fait, nous aurions dû être reçus par Marcelo Castro, la personne de contact pour la base de Llipi. Mais comme il n’est pas rare en Bolivie, M. Castro ne s'est jamais présenté au rendez-vous. C’est à plusieurs kilomètres de la base de Llipi que nous trouvons donc Miguel, qui accepte tant bien que mal de nous parler quelques minutes, non sans nous avoir au préalable fait attendre une heure, le temps d’aller vérifier s’il en avait l’autorisation par e-mail. Son travail à cet endroit, au milieu d’une étendue de sel qui occupe tout l’horizon, consiste à superviser la construction de puits descendant jusqu’à 220 mètres dans la saumure.

L'un des nombreux puits d'exploration creusés un peu partout dans le désert
pour déterminer la concentration en éléments des saumures souterraines.

La GNRE peut ainsi estimer la concentration des éléments à différents endroits du désert et s’assurer de la profondeur de localisation des ressources à extraire. "Eso es todo" ("C’est tout"), nous lance-t-il après nous avoir fait visiter les baraquements de Rio Grande, nous signifiant que nous ne sommes pas les bienvenus et s’attendant visiblement à ce que nous regagnions notre hôtel à Uyuni, satisfaits de notre reportage pour la journée.

L'ingénieur Miguel.
Ce n’est évidemment pas le cas, et c’est en fin de compte par hasard que nous tombons avec notre chauffeur sur Llipi et que nous pouvons approcher Nelson et les autres ouvriers. Leurs familles habitent à La Paz et ils rentrent les voir tous les week-ends. Nelson nous demande d’où nous venons, et à entendre le mot désignant communément le Vieux Continent, il dit, l’œil rêveur : "Comme j’aimerais aller en France…" Un songe qu’il ne réalisera probablement jamais, mais qui sait, peut-être que le lithium rendra vraiment les Boliviens riches. "Il y aura bientôt une route goudronnée pour acheminer le lithium jusqu’à La Paz!" se réjouit-il. Après le repas, certains font la vaisselle et d’autres s’adossent contre une des caravanes qui leur procure un peu d’ombre, plus que bienvenue. Parfois, les ouvriers jouent au foot, là, au milieu du salar, mais plus généralement à la fin de leur journée de travail, vers 17h.  

Les piscines d'évaporation industrielles,
encore en construction.


A 13h tapantes, la file parfaite de camions se dissout en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et soudain, l’ingénieur Miguel apparaît. Il nous gronde presque; nous n’avions pas l'autorisation de parler aux ouvriers. Il nous prie de partir, comme si nous en avions déjà trop vu, et c’est finalement en guise de compromis qu’il concède à nous emmener voir les piscines d’évaporation quelques mètres plus loin. Enfin, il nous propose de voir l’usine pilote à proprement parler, la base qui fonctionne depuis le plus longtemps et où la méthode d’extraction bolivienne aurait été découverte. Plusieurs petites piscines, plusieurs tas de saumures, et des ouvriers qui transvasent des solutions chimiques d’une bouteille en plastique décapitée à l’autre. Un laboratoire de fortune plutôt qu’une véritable usine, en somme.

L'usine pilote et ses minuscules piscines d'évaporation expérimentales.






La direction de la GNRE se trouve à La Paz, dans une tour à une rue du Prado, artère pentue du centre ville. Derrière le bureau de Luis Alberto Echazu, directeur de cette institution, un portrait de "l’excellentissime Evo Morales Ayma, président de l’Etat plurinational de Bolivie", se tenant à la fois devant le drapeau bolivien et la bannière indigène, portant un dossard tricolore, comme une idole païenne affublée de motifs chrétiens, ou l’inverse. Sur le bureau en revanche, un étendard indigène mais nulle toile rouge, jaune et verte. Le plurinational l’emporte a priori sur l’Etat central.

D’un côté, le gouvernement Morales s’est fait élire sur fond de campagne ultra-populiste, affirmant vouloir rendre leur autonomie à toutes les communautés. Ainsi, la nouvelle constitution bolivienne, approuvée à 61,4% en 2009 prévoit notamment la libre gestion des ressources naturelles par les populations locales. Une disposition à laquelle déroge le Salar de Uyuni, devenu "réserve fiscale nationale" en 1974 déjà. Car en Bolivie, les ressources dites stratégiques sont gérées par l’Etat. Alors que beaucoup de voix critiques se sont déjà élevées contre la centralisation du projet lithium à La Paz (voir chapitre 3), il apparaît de plus en plus clairement que le gouvernement ne cèdera jamais sa souveraineté absolue sur l’or gris.

Centralisation pragmatique


Pour Alberto Echazu, la centralisation est une histoire de pragmatisme : "La constitution dit que le siège d’une entreprise exploitante doit se trouver là où sont les ressources, mais nous avons déjà l’usine de Rio Grande. Et quand la production commencera, la GNRE devra y passer beaucoup de temps. Or quand j'y vais pour seulement deux-trois jours et que je reviens à mon bureau, plein de travail s’est accumulé, car c’est ici que je dois signer les papiers. Je pense que même dans les pays développés c’est comme ça. Il y a des centres administratifs et politiques dans tous les pays du monde."

Le problème, c’est pourtant moins le lieu du siège de la GNRE que l’absence de participation d’autres acteurs politiques que l’Etat central. L’Université Indépendante Tomas Frías de Potosi (UATF) aimerait beaucoup participer aux recherches dans le salar, et avoir son mot à dire sur le mode d’exploitation choisi (les piscines d’évaporation). Mais l’Etat central a cédé le monopole de cette tâche au Comité scientifique pour la recherche et l’industrialisation des ressources évaporites de Bolivie (CCII-REB, ci-après Comité scientifique de la GNRE). Ce faisant, il ne cache pas non plus son intention de maintenir un total contrôle sur la production et l’industrialisation du lithium.

"Dans le processus d’extraction du lithium, aucune entreprise ne sera associée, poursuit Alberto Echazu. L’Etat bolivien s’en charge seul. Pour la phase d’élaboration d’autres produits, des pays et des entreprises pourront ensuite nous donner un appui technique. Mais ce ne sera que dans la phase d’industrialisation vers des produits à majeure valeur ajoutée, à partir du carbonate de lithium que l’on aura produit seuls. Ils voudraient tous pouvoir entrer dans le processus avant, mais ça, ce n’était possible qu’avec les gouvernements précédents. Maintenant ils ne pourront plus jouir des bénéfices de nos richesses."

70% des réserves mondiales


On trouve sur le site de l’entreprise étatique un document à télécharger sur l’investissement alloué au projet, disponible en anglais, espagnol et français. Publié en octobre 2010, il fait état de réserves astronomiques de lithium réparties entre tous les déserts de sel du pays. Selon la GNRE, la Bolivie détiendrait au moins 70% des réserves mondiales, soit 100 millions de tonnes. Mieux, ses réserves pourraient satisfaire l’actuelle demande mondiale pendant 5'000 ans.

Selon le chef du projet, Alberto Echazu, "il y a tellement de lithium que le projet aboutira, parce que nous ne parlons pas en décades, mais en milliers d’années". Le calcul des réserves n’a, à ses yeux, pas à être fait comme pour les gisements miniers. "On a calculé en gros, c’est vrai car on n’a fait que quelques puits. Mais on a déterminé qu’il y avait finalement dix fois plus de réserves que ce qui avait été estimé jusque là", poursuit-il en se défendant de "faire de la politique". "Beaucoup de gens ne veulent pas admettre qu’un petit pays pauvre ait les plus grandes réserves au monde d’une ressource, et que notre politique soit protectionniste. Or, si ce pays avait un gouvernement qui donnait ses ressources à tout le monde comme le fait l’Argentine, alors à ce moment là tout le monde serait d’accord pour dire qu’il y a effectivement 100 millions de tonnes, et chacun voudrait sa part."

Projet en trois phases


Quoiqu’il en soit, la GNRE s’efforce d’être transparente sur l’argent de l’Etat qu’elle investira dans chacune des trois phases de son plan d’industrialisation. Celle-ci devrait débuter avec la production mensuelle de 40 tonnes de carbonate de lithium et 1'000 de chlorure de potassium "dès 2011". Du côté de la recherche, le document indique un développement du processus métallurgique bolivien. Ce ne sont pas moins de 17 millions de dollars qui ont été alloués à cette première phase, alors que la production annuelle devrait rapporter 6,2 millions de dollars à l’Etat.

La deuxième phase commencera en 2013 ou 2014 et il s’agira là d’améliorer la récupération de lithium et du potassium. La présentation officielle insiste également sur une recherche de diminution de l’empreinte environnementale, ainsi que sur le développement d’industrialisation des autres ressources présentes dans les saumures, telles que le bore, le magnésium et divers sulfates. La production du carbonate de lithium passerait à 30'000 tonnes par an, et celle du chlorure de potassium à 700'000 tonnes annuelles. Tout ceci coûtera 485 millions de dollars à l’investissement, dont le retour en ventes annuelles devrait s’élever à 374 millions.

La troisième et dernière phase du projet, c’est l’industrialisation des ressources par la mise en place d’une usine de production de batteries électriques sur place. La recherche parallèle à cette étape se focalisera sur des procédés de fabrication alternatifs et sur l’exploration d’autres dérivés chimiques. Avec un investissement estimé à 400 millions de dollars, cette dernière phase du plan gouvernemental devrait débuter en 2014 avec la production des premières batteries électriques dont le retour est attendu autour des 350 millions de dollars annuels.


Rencontres professionnelles

Afin d'assurer le bon démarrage du marché bolivien des ressources évaporites, la COMIBOL et la GNRE organisent des rencontres professionnelles, mais aussi des excursions d'entreprises pour visiter l'usine pilote du salar de Uyuni.

L'événement qui se tenait à l'hôtel Europa le 10 décembre 2010 
à La Paz a permis aux acteurs économiques de se rencontrer.
Dans la salle, des tables de travail s'organisent pour
mener des discussions entre partenaires commerciaux.
Après une matinée de présentation de la stratégie nationale d’exploitation des ressources du désert de sel, ainsi qu’un rappel des procédures administratives et légales, l'événement du 10 décembre dernier à La Paz s’est ensuite mué en une après-midi de tables rondes. La finalité de cette opération, mettre divers fournisseurs de services en réseau, et surtout donner une image attractive du secteur du lithium en devenir.

David Villafuerte salue la transparence du gouvernement
actuel, qui lui ne négocie pas"entre quatre murs".
En sondant le point de vue de quelques participants, il apparaît clairement que ces acteurs économiques se rallient à l’optimisme du gouvernement. David Villafuerte de La Paz travaille pour Corimex, une entreprise qui représente de nombreux fournisseurs de l’extérieur dans les secteurs textile, minier, du traitement de l’eau et des laboratoires. "Nous sommes là pour voir de quels produits chimiques on aura besoin dans le processus d’élaboration du lithium. Des représentants de Chine et d’Europe sont présents ici, et nous voulons voir si nous pouvons leur offrir des produits, explique l’entrepreneur. Cet événement me semble être un pas important : avant, ce genre de négoce se faisait entre quatre murs, et aucune information n’était communiquée au public. On voit en revanche qu’avec le gouvernement actuel, on va vers plus de transparence. Les offres et les demandes sont par conséquent plus réelles, plus légales et donc plus propres."

Juan Carlos Perez Jimenez est très optimiste
sur les promesses du marché du lithium.
Pour Juan Carlos Perez Jimenez, représentant Milestone Bolivia SRL, une boîte de services de transports terrestres basée à Santa Cruz, cet évènement est bien la preuve que le gouvernement actuel "est vraiment entrain de faire quelque chose, contrairement aux précédents qui n’ont jamais fait aboutir l’exploitation, même si elle a été envisagée (voir chapitre 3)." L’homme d’affaires poursuit, toujours optimiste : "Le lithium va assurément améliorer les conditions de vie des Boliviens. Pour notre entreprise, c’est aussi une grande opportunité. Car si on arrive à fidéliser des fournisseurs de produits nécessaire à l’exploitation, alors on a du travail assuré pour au moins trois ans."

Ronald Duenas est là pour se mettre
au diapason des avancées boliviennes.
L’espoir que la Bolivie finira par exporter son or gris dans le monde entier est aussi présent chez Ronald Duenas de Express Global, associés exclusifs de D. B. Schenker (Enterprise allemande de services de logistique) en Bolivie : "Nous sommes venus pour offrir des services de transport de porte à porte, ou du premier port chilien jusqu’au salar de Uyuni. Nous couvrons plus de 2000 destinations dans 130 pays. Avec le lithium, nous comptons surtout sur le Japon, certains pays d’Europe et les USA. Les réserves laissent penser que le pays va pouvoir beaucoup exporter, d’où notre intérêt à être au courant de ce qui se passe."

Le Chilien Juan Carlo Fernandez
apprécie les efforts d'Evo Morales.

Consultant en ingénierie auprès de Ingenieros Consultories Inca S.A. au Chili, Juan Carlo Fernandez regarde comment se développe la technologie des batteries électriques en Bolivie, tout comme en Argentine et dans son propre pays. "Par rapport à la politique gouvernementale, au début nous étions méfiants car depuis toujours le Chili et la Bolivie ont des relations tendues, admet-il. Mais au final nous sommes très satisfaits des efforts du président Morales. On dirait que cette fois les résultats seront au rendez-vous, que le pays va enfin pouvoir avancer grâce au lithium."

L'ingénieur Jorge de la Cuadra Garretón s'intéresse
à la Bolivie autant qu'à l'Argentine et au Chili.
Egalement chilien et ingénieur, spécialisé dans les software de haute technologie, Jorge de la Cuadra Garretón, représentant d’Opendat, insiste lui sur les particularités du plan d’exploitation bolivien. "Nous travaillons aussi au Chili et en Argentine. Ce que font les Boliviens, c’est très bien. On ne peur pas les comparer avec les Argentins, car leur modèle économique est très différent, mais je pense que ce sera un succès pour la Bolivie. Vue la présentation de ce matin on voit que les personnes en charge du projet sont compétentes et savent beaucoup de chose. J’espère que tout cela aboutira."

Négociations internationales en cours 


La condition à l’aboutissement de l’exportation massive du lithium n’est toutefois pas encore acquise. Il s’agit pour le gouvernement de passer des accords de commerce avec des Etats et des firmes de l’étranger. Mais étant donné l’idéologie derrière le projet qui consiste à garder l’entière souveraineté sur les ressources nationales, à l’inverse du modèle libéral adopté par le Chili et l’Argentine, les négociations sont quelques peu plombées par une forte dimension politique. En 2009, les deux concurrents andins de la Bolivie couvraient 55% de la demande mondiale dans les pays industrialisés et presque l’entier de la demande des USA [1]. Une concurrence de taille pour l’Etat bolivien qui doit en plus encore intégrer le marché.
Les Japonais du groupe JOGMEC (Japan Oil, Gas and Metals
National Corporation
) ne sont pas passés inaperçus.
Actuellement, plusieurs pays se sont cependant déjà montrés intéressés. La Corée du Sud (via le groupe LG) [2], le Japon (via Sumimoto et Mitsubishi, mais aussi le JOGMEC - Japan Oil, Gas and Metals National Corporation) [3] et le gouvernement iranien ont signé des mémorandums ou accords de principe qui témoignent davantage d’un rapprochement stratégique que d’un accord concret. La France et le consortium Bolloré-Eramet avaient aussi démontré un désir de rapprochement, mais la nature des relations entre Paris et La Paz semblent avoir empiété sur l’aboutissement des négociations (voir plus bas dans ce chapitre). Dernièrement, la Chine et la Finlande (via Outotec y European Batteries) ont également montré un intérêt pour les richesses du salar de Uyuni.

Plus que du lithium


Si dans le cas des constructeurs de batteries rechargeables et électriques, l’intérêt d’un rapprochement avec la Bolivie se limite à l’assurance d’un approvisionnement durable en lithium, Téhéran aimerait quant à elle être la première à investir dans le secteur nucléaire bolivien en partageant sa technologie en l’échange d'un approvisionnement en lithium. En effet, si l’Iran ne produit pas (encore) de batteries électriques, il développe le procédé de fusion nucléaire, à base de lithium, procédé qui serait beaucoup plus sûr et plus propre que la fission nucléaire, laquelle est réalisée à partir d’uranium. En bref, plusieurs pays (la France, l’Allemagne, les Etats-Unis, la Russie, la Corée, l’Italie et l’Inde) travaillent ensemble depuis les années 1980 pour mettre au point un réacteur qui sera capable de produire du tritium à partir de lithium 6 et de l’hydrogène 2, et dont le seul déchet serait de l’hélium. "Mais cette technologie est tout juste entrain d’émerger, prévient Alberto Echazu. Selon les experts, elle ne sera prête que dans 80 ou 100 ans. Quoiqu’il en soit, c’est là tout l’intérêt de notre collaboration avec l’Iran : la recherche."

Car si le lithium peut servir à d’autres choses qu’à la production de batteries, la COMIBOL entend bien saisir l’occasion. "Du moment que l’on aura acquis et mis au point cette technologie, on pourra exporter cette électricité propre à toute l’Amérique du Sud, assure encore Echazu. Mais ce n’est pas encore pour le moment, sans compter qu’on ignore aussi à quel prix ils nous vendront cette technologie."

Le voisin brésilien a pour sa part déjà confirmé son intérêt pour certaines des richesses du salar utiles à l’agriculture. S’il n’est pas non plus (encore) un producteur de voitures électriques, le Brésil cultive sa terre et a par conséquent des besoins énormes en potassium et magnésium pour produire des fertilisants. C’est à travers l’entreprise minière Vale do Rio Doce que le plus grand pays d’Amérique du Sud compte s’approvisionner en ressources boliviennes. Etant la deuxième entreprise minière du Brésil et le premier exportateur mondial de fer, Vale a les moyens techniques et financiers nécessaires. Le groupe est déjà présent dans le secteur minier de 38 pays à travers le monde, mais pas encore en Bolivie. Il serait en outre entrain de réfléchir au développement de voitures hybrides, à biocombustibles et électriques [4].

L'attaché de presse de Luis Alberto Echazu n'est jamais loin quand son chef donne une interview.
Mais l’accord avec le Brésil comprend aussi un volet lithium. "Dépourvu de désert de sel, il produit tout de même un peu de carbonate de lithium sur la base de ses mines, mais ce n’est pas une production compétitive, explique Alberto Echazu qui prévoit déjà d’alimenter l’entier du marché sud-américain, "contrairement à l’Argentine et au Chili qui ne fournissent que leurs usines privées". La Bolivie se préparerait donc à fournir en carbonate de lithium tous les acteurs qui voudront produire des batteries dans leurs propres usines. "Car dans vingt ans, assure le gérant du projet d’exploitation du lithium bolivien, les marchés sud-américain et asiatique seront ensemble plus grands que les marchés américains et européens réunis."

Avant cela, le gouvernement Morales compte tout de même tirer son épingle du jeu. "Dans les accords avec les pays asiatiques, on leur demande de venir avec leur technologie, mure et éprouvée, afin qu’ils produisent leurs batteries ici-même pour les vendre sur le marché régional asiatique, parallèlement à nous sur le marché sud-américain. Dans un second temps, promet Echazu, ils pourront prendre leurs quoteparts et produire chez eux, puisqu’ils ont déjà des usines." 

Bolloré échoue à s’imposer


Il y a à peine deux ans, un grand quotidien français publiait un article intitulé "Guerre du lithium bolivien : première victoire de Bolloré" [5]. On y apprenait que le groupe français qui travaille d'arrache-pied pour populariser sa Bluecar, disponible en libre-service à Paris à partir du 1er décembre prochain [6], venait d’accepter de participer au comité scientifique de la GNRE et de signer un accord technique avec la Bolivie. En bref, le "pack" à 515 millions d’euros proposé quelques mois plus tôt comprenait la construction d’une usine de traitement des saumures ainsi que d’une usine de batteries électriques. Si rien n’avait encore filtré sur les autres offres qu’avait reçues le gouvernement Morales, Thierry Marraud, le responsable des négociations boliviennes au sein du groupe, était confiant : "Actuellement, je ne vois pas ce qui pourrait freiner le projet", confiait-il au quotidien français.

En décembre 2010, rien n’avait pourtant avancé. Dans la belle salle de conférence de la belle bâtisse qu'il occupe depuis bientôt trois ans, Antoine Grassin, ambassadeur de France à La Paz, s’en désole. "Nous n’avons pas trouvé de terrain d’entente. Contrairement au Japon et à la Corée du Sud qui doivent assurer une grosse production de batteries, la France n’a pas de problème en matière d’approvisionnement", explique-t-il. En effet, le consortium privé Eramet-Bolloré n’a pas attendu la réponse bolivienne pour s’intéresser au lithium argentin du salar de l’Hombre Muerto. "Nous avons une stratégie de clients, avec en amont la prospection de sources de lithium, et en aval la production de batteries et de voitures électriques", poursuit-il.

En février 2009, Evo Morales en personne avait fait le voyage à Paris pour rencontrer Vincent Bolloré, lequel lui avait remis "une vraie proposition d’exploitation complète", assure Antoine Grassin. "Mais Morales ne voulait pas renoncer à l’idée d’une industrialisation bolivienne, donc l’idée d’une usine de batteries française ne lui convenait pas." A cela s’ajoutait un autre problème : la qualité du produit final (batteries) ne dépend pas que de la technologie de production, mais aussi de la qualité du carbonate de lithium. Or, selon les Français, le salar de Uyuni est plus difficile à traiter que les saumures argentines.

Le spectre du pillage de Potosí


De plus, les Boliviens ont accusé la proposition française de ne pas prévoir assez d’investissement. Antoine Grassin s’en défend : en réalité, les documents sur le financement n’auraient pas été très précis sur les chiffres, mais davantage par respect pour la souveraineté bolivienne que par manque de fonds. "A mon avis, confie l’ambassadeur de Paris sur l’Altiplano, le plus gros obstacle aux négociations franco-boliviennes, c’est tout simplement le spectre du pillage de Potosí, un véritable traumatisme pour les Boliviens" (voir l'encadré sur la malédiction de l'abondance). Une hypothèse somme toute diplomatique, puisque le rôle de l’ambassade dans les négociations était surtout basée sur la facilitation de la communication entre contacts gouvernementaux boliviens et industriels français afin d’aider ces-derniers à décrypter la situation.

La proposition française prévoyait une formation technique des ingénieurs boliviens par Eramet. "C’était donc une action d’influence mais aussi de solidarité de la part de la France, et le tout sur une base économique", résume Grassin. Plusieurs rapports dénoncent en effet l’impact environnemental de l’exploitation du lithium sur le salar de Uyuni. Or, la proposition française prévoyait bien une solution au problème de l’approvisionnement en eau du désert de sel, la création d'emplois locaux, la coopération avec les sociétés exploitantes et les communautés, suivant la demande du gouvernement Morales.

Débutées en octobre 2009, les négociations sont restées lettres mortes à partir du 22 octobre 2010, quand Evo Morales a déclaré publiquement que la quatrième condition au partenariat étranger serait la souveraineté de la Bolivie dans l’exploitation. "Nous avons trouvé seuls la formule d’extraction du carbonate de lithium. Ce que les entreprises étrangères ne voulaient pas donner parce qu’elles veulent exploiter la matière seules, les Boliviens l’ont acquis sur la seule base de leurs connaissances scientifiques", avait martelé le président bolivien dans la presse [7].  La souveraineté sur l’industrialisation, c'est la donne que le consortium français pensait pourtant, à tort, pouvoir encore changer. Comme beaucoup d’autres négociateurs malheureux, la délégation française s’en est allée voir ailleurs, en Argentine et au Chili.

L'ambassadeur de France Antoine Grassin accuse le spectre du pillage de Potosí
pour s'expliquer l'échec des négociations franco-boliviennes.

"Le risque avec cette politique souverainiste, constate finalement Antoine Grassin, c’est que les Boliviens prennent trop de temps à faire démarrer le marché mondial. Dès lors, le reste du monde pourrait trouver une alternative énergétique et se désintéresser du lithium".

Partenaires "stratégiques" ?


L'hypothèse d'un possible désintéressement général du lithium, en cas de retardement abusif de l'explosion de son marché, fait également sens pour l’économiste bolivien Juan Carlos Zuleta qui analyse les partenariats stratégiques que fait la Bolivie [8]. Pour lui, il n'y a aucun doute à ce que les pays producteurs de pétrole aient un intérêt évident dans la faillite du développement des batteries électriques, puisqu’elles constituent un substitut au moteur à explosion. Le scientifique étend son hypothèse aux pays producteurs de nickel, lequel peut remplacer le lithium dans les batteries électriques (voir chapitre 1).

De ce point de vue, il est très étrange que le gouvernement Morales se soit justement rapproché du Venezuela et de l’Iran, dont les économies dépendent largement du pétrole, et de Cuba, grande productrice de nickel. Ces alliances ont certes été réalisées indépendamment du projet d’exploitation dans le salar de Uyuni, mais cela n’empêche pas pour autant que ces partenaires de commerce ont été choisis davantage sur la base de la politique exercée par le régime en place que pour des raisons économiques. De là, Zuleta ose questionner la relation causale entre le choix des alliés de la Bolivie et la lenteur de démarrage du processus d’industrialisation de ses ressources évaporites.

Sans pour autant s’avancer sur une réponse, l’économiste relève dans un article récemment publié su son blog la dépendance financière de La Paz envers Caracas, qui cède généreusement et sans contrôle bureaucratique des fonds pour le sport et autres infrastructures en Bolivie. En outre, il s’interroge sur la déclaration du président bolivien à son retour d’une visite d’Etat auprès d’Hugo Chavez. Evo Morales a dit en avril 2011 que "le Venezuela est le premier pays à offrir à la Bolivie un partenariat scientifique pour la production de batteries". "Depuis quand le Venezuela est-il un centre technologique ?" demandait en réponse Zuleta, quelques jours plus tard sur son blog. 

Une firme chinoise se place favorite


Mais le président a vite change d’avis, puisqu’en mai 2011, il déclarait déjà que "parmi toutes les propositions de partenariat, la meilleure est la chinoise, même si la finlandaise n’est pas encore écartée". En effet, l’entreprise chinoise Citic Group avait soumis l’année dernière une vaste proposition pour le développement des ressources du salar. Cela dit, Alberto Echazu, à la tête de la GNRE, a lui affirmé que les deux meilleures propositions venaient de Chine et de Corée du Sud.

Que s’est-il donc passé ? Mi-mars, le Veneuzuela et la firme chinoise Citic Group ont passé des mémorandums d’entente (mais pas encore d’accord formel) pour le développement et le financement de divers projets dans les secteurs des hydrocarbures et des mines notamment, pour un montant de quatre milliards de dollars. Le gouvernement bolivien pourrait donc avoir décidé de remplacer son allié bolivarien par la firme chinoise. "Toutefois, je me demande dans quelle mesure la Citic Group est vraiment un partenaire stratégique pour la Bolivie", poursuit Zuleta. 

Juan Carlos Zuleta
En effet, La Paz martèle depuis des mois qu’elle s’occupera seule des deux premières phases de l’industrialisation, i.e. de la mise en place du processus d’extraction dans l’usine pilote, puis du démarrage de la production dite industrielle. Le partenariat avec Citic Group ne concernerait donc que la troisième phase, mais première étape de l’industrialisation, à savoir la production de produits finis (les batteries électriques). Or, en aucun cas Citic Group ne peut prétendre être au même niveau que les firmes japonaises et sud-coréennes en matière de technologie des batteries électriques.

Paradoxalement, le groupe chinois serait un partenaire bien plus approprié pour les deux premières phases que pour la troisième, mais cette option n’est même pas envisagée par le gouvernement souverainiste d’Evo Morales. Or, ce-dernier a apparemment saisi l’absurdité de l’accord dont il est sur la voie en n’excluant pas l’offre finlandaise de Nokia qui porte également sur la troisième phase. Mais là encore, on peut se demander dans quelle mesure l’alliance avec un groupe produisant essentiellement des batteries pour téléphones mobiles est réellement pertinente pour la Bolivie qui dit pourtant vouloir se placer sur le marché mondial des batteries pour voitures électriques. "Ces tergiversations ne font que ralentir l’avènement des batteries électriques au lithium comme ressource énergétique", conclut l’économiste bolivien. 


[1] Extraits de La Nacion  in Le Courrier International, 08.10.2009 
[2] « Evo acuerda con Corea del Sur por el litio » in El Deber, 26/08/10 
[6] http://www.voiture-electrique-populaire.fr/actualites/voitures-electriques-autolib-avance-paris-028
[7] “García Linera asegura que Bolivia explotará sola el litio”, in Erbol, 27/10/10