La Bolivie n’a décidé de commencer à exploiter ses propres saumures qu’en 2008, sous l’impulsion du gouvernement Morales. Pourquoi avoir tant tardé ? Premièrement, parce que comme cité précédemment, l’attrait sérieux pour le carbonate de lithium est né au tournant du millénaire avec l’avènement des batteries rechargeables pour le matériel électronique, puis plus récemment, avec le développement de la batterie de lithium-ion pour les voitures électriques. Il aurait toutefois été possible d’anticiper l’explosion de ce marché, à l’instar de l’économiste bolivien Juan Carlos Zuleta qui s’y intéresse depuis 1992.
Quoiqu’il en soit, c’est en 1989 que le désert de sel de Uyuni a attiré l’intérêt d’investisseurs pour la première fois. Après l’examen de trois offres, l’entreprise américaine FMC, qui répondait à l’époque au nom de Lithium Corporation of America, dite Lithco, a obtenu un contrat d’exploitation au détriment des candidatures de deux firmes boliviennes, Copla et Quimbabol. La Bolivie était alors gouvernée par Jaime Paz Zamora, un président pacifiste qui fait partie de la vague des chefs d’Etat néolibéraux ayant suivi l’ère des dictatures militaires. Dans le bilan de sa présidence toutefois, un élément ressort particulièrement : la corruption. Paz Zamora n’était donc pas très apprécié du peuple, qui loin d’être dupe, se doutait bien qu’il n’élevait pas forcément le bien général au rang des valeurs suprêmes.
C’est ainsi que la population de Potosí s’est soulevée en masse contre la vente d’une concession dans le Salar de Uyuni à l’américaine Lithco, transaction qui était soutenue par Gonzalo "Goni" Sánchez de Lozada. Futur président bolivien (de 1993 à 1997, puis de 2002 à 2003 avant de renoncer à la présidence sous la colère de la rue), Goni est aussi réputé être, encore aujourd’hui, l’homme le plus fortuné du pays, du moins un milliardaire. En 1989, il était déjà propriétaire d’exploitations minières via la société Comsur qu’il avait lui-même créée (avant de la revendre, plus tard, à la firme suisse Glencore). Il n’était pas insensé d’y voir un intérêt personnel pour ce proche du gouvernement Zamora, et c’est dire si son soutien à Lithco a été mal reçu par la population de Potosí. Lasse de voir déjà la plupart de ses richesses naturelles exploitées par des multinationales étrangères, exaspérée par la propension à la corruption des hautes sphères du gouvernement, elle a obstinément refusé qu’une firme américaine touche au salar de Uyuni.
La Lithco est entretemps devenue l’une des majors du marché, a été rebaptisée FMC Lithium et exploite actuellement le salar de l’Hombre Muerto en Argentine.
La Lithco est entretemps devenue l’une des majors du marché, a été rebaptisée FMC Lithium et exploite actuellement le salar de l’Hombre Muerto en Argentine.
A Potosí comme partout en Bolivie, la poussière permet aux cireurs de chaussures de survivre. |
Une fête populaire au centre ville offre un spectacle de danses folkloriques. |
Pas d’investisseur, pas d’exploitation
Mais à Potosí, personne ne regrette ce choix. "Le contrat d’exploitation n’aurait pas été rentable pour la Bolivie, on se serait juste fait piller une fois de plus", commente Celestino Condori dans son bureau du Comité Civique de Potosí (ComCiPo), qu’il préside actuellement.
"En 1989-1990, sous Paz Zamora, il y avait un contrat dans l’air pour donner les droits d’exploitation du lithium à la Lithco [1], rappelle-t-il. C’est le ComCiPo et FRUTCAS (une organisation syndicale autochtone et paysanne qui travaille pour la défense des droits des travailleurs autochtones et paysans de la région du sud ouest bolivien, ndlr), qui s’y sont opposés en premier, parce qu’il n’aurait pas été favorable au département ni au pays, suivant ce qui s’était produit avec le gaz [2]. Il y a donc eu une mobilisation qui a abouti à la rupture du contrat. Depuis, il ne s’est rien passé avec le lithium. Le gouvernement Morales est le premier à avoir remis les choses sur le tapis. Or, la condition donnée est d’avoir des partenaires, et non des patrons. C’est aussi ce que nous voulons : que les revenus reviennent en premier au pays de manière à pouvoir nous industrialiser."
Pourtant, selon le président du ComCiPo, le gouvernement dit beaucoup de choses, mais ne les accomplit pas toujours. En 2009, les Boliviens ont dû se prononcer par référendum sur une nouvelle constitution. "Avec le Congrès, l’Assemblée constituante et des organisations diverses, nous l’avons tous soutenue car elle est très claire : elle dit notamment que les sièges sociaux des entreprises qui exploitent les ressources naturelles doivent se trouver sur le lieu même de l’exploitation", relève Condori.
Potosí a un lourd passé colonial, mais son architecture ne s'en porte pas mal du tout. |
Le Cerro Rico est une montagne qui regorge de métaux. |
Mais en juillet 2010, Evo Morales a émis un décret présidentiel qui établissait la création de la Gérance nationale des ressources évaporites (GNRE) et la localisation de son siège à La Paz. "C’est sur ce point que nous ne sommes pas d’accord : nous voulons que ce décret soit reconnu comme anticonstitutionnel", explique-t-il pour justifier le nouveau soulèvement auquel a participé le ComCiPo parmi de nombreux autres mouvements de paysans et de travailleurs. "Nous avons envoyé une proposition de décret. Nous voulons cette entreprise, nous voulons nous industrialiser, mais à la condition que les revenus soient avant tout au bénéfice du département de Potosí, et évidemment du pays dans son ensemble. Nous avons donc proposé que le siège se trouve à Potosí, mais jusqu’ici, aucune réponse ne nous a été donnée."
Celestino Condori prône plus d'indépendance pour son département, tout comme le respect et l'amour de la patrie. |
Le ComCiPo soutient par ailleurs totalement le gouvernement dans sa volonté d'entreprendre seul les deux premières phases du plan d’exploitation. De même, l’organisation citoyenne ne trouve rien à redire au projet d’alliance du gouvernement avec d’autres pays ou entreprises pour la troisième phase. Celestino Condori se souvient des paroles du chef d’Etat bolivien : "Nous allons nous entourer de pays avec qui nous avons des affinités, c'est-à-dire des Etats anti-impérialistes, disait-il. Et encore une fois, nous étions d’accord, assure Condori. Il nous parlait de Corée du Nord, d’Iran, du Brésil, tout comme d’autres pays non-alignés, et pour nous il n’y avait aucun problème. Tout ce qui nous importait, c’était que l’industrialisation avance. Donc nous avons soutenu le projet."
Pas de participation de la société civile
Mais le dirigeant social a une revendication précise que La Paz peine à appliquer. "Ce sur quoi nous ne sommes pas d’accord c’est que le gouvernement ne nous consulte jamais. Nous voulons juste voir quels sont les termes de ces ententes. Car même si l’Iran est un pays ami, il faut toujours se méfier", poursuit-il, avant d’ajouter avoir l’amère impression que le peuple a malgré tout encore une fois été laissé de côté. "Pas une seule fois le gouvernement ne nous a invités à participer à l’une de ces réunions où il négociait avec les Etats et les firmes. Cela aurait pourtant redoré notre confiance en lui."
Selon le président du ComCiPo, Potosí n’ambitionne pas de devenir un département autonome, mais les acteurs régionaux souhaitent que l’Etat aille vers un modèle plus fédéral. "La constitution dit que l’Etat est le seul gestionnaire des ressources naturelles. Nous ne sommes pas contre, c’est une question de patrie aussi, et c’est très bien si ça rend le pays plus fort. Mais au-delà des statuts et de l’autonomie, il nous semble nécessaire de construire des entreprises départementales."
"Des acteurs économiques sont venus du monde entier pour voir le projet du lithium. Ils nous ont dit qu’il y a des processus plus simples pour obtenir du carbonate de lithium, sans avoir besoin de faire de gigantesques piscines", relaye-t-il, désabusé. Et toujours dans sa volonté de tout contrôler seul depuis la capitale, le gouvernement de La Paz n’a pas accepté l’offre de participation de deux universités de la région. "L’UMSA (Université Majeure de Saint André, à La Paz) et l’UATF (Université Autonome Tomás Frías, à Potosi) regorgent pourtant d’étudiants, de chercheurs et d’enseignants exploitables et compétents. Les inclure dans le projet serait autrement plus pertinent dans une perspective de développement local. En effet, notre pays a toujours eu beaucoup de ressources, mais malheureusement cela ne nous a jamais permis de nous développer, car nous avons toujours exporté la matière brute contre de l’argent, et non contre un transfert de technologie. Or, l’argent part très vite. Il y a clairement un problème de corruption."
Mystérieux directeur du Comité scientifique
La corruption est un sujet qui titille particulièrement Celestino Condori, tout comme la présence d’un homme, Guillaume Roelants – dit "le Belge" – à la tête du Comité scientifique [3] de la GNRE. "Le monde entier dit que la recette bolivienne d’extraction du lithium est obsolète, et que nous aurions pu mener le projet à bien avec beaucoup moins d’infrastructures. Alors nous ne sommes pas d’accord avec ce personnage qui n’a pas l’air d’être un chercheur très qualifié. On a déjà fait plusieurs réunions au niveau départemental avec des organisations de paysans et ouvriers avec lesquels nous avons signé un document qui demande l’expulsion de M. Roelants du poste de directeur du Comité scientifique, vu qu’il n’a pas les compétences pour ce poste. En outre, il est en très mauvais termes avec les Potosinos depuis les années 80 pour avoir essayé de s’approprier des terres." Celestino Condori n’en dira pas plus. "Je ne préfère pas trop m’étendre sur Roelants, faute de preuves. Mais tout ce que je sais, c’est qu’il n’a rien à faire à un tel poste", conclut-il.
La vie de Roelants – dont le nom complet est Guillaume Baudouin Albert Marie Ghislain Roelants du Vivier Houtart [4] – est en effet assez floue depuis son arrivée en Bolivie il y a une trentaine d’années en tant que volontaire pour une ONG de son pays d’origine. A l’instar du président du ComCiPo, beaucoup de gens lui en veulent pour ses activités économiques dans la région de Potosí, sans pour autant le dénoncer ouvertement en raison de sa grande proximité avec le gouvernement.
En revanche, Pablo (nom d’emprunt) a été d’accord de nous raconter ce qu’il sait sur « le Belge », mais à la seule condition de garder l’anonymat. Il justifie sa demande ainsi : "Le gouvernement est issu du secteur syndical. Et dans ce milieu, pour taire les opposants, on utilise la force. C’est ça qui fait peur". Pablo n’a pas voulu parler dans le parc où nous nous étions donnés rendez-vous un soir à La Paz. Autour d’un thé dans un appartement privé, il délie finalement sa langue. "Mon apport, c’est d’abord pour l’information des Boliviens, pour la souveraineté et l’honneur du pays, explique-t-il. Ce thème est très important car l’image de tout le pays est en jeu. Or, la plupart des gens ici ignorent tout du projet."
En revanche, Pablo (nom d’emprunt) a été d’accord de nous raconter ce qu’il sait sur « le Belge », mais à la seule condition de garder l’anonymat. Il justifie sa demande ainsi : "Le gouvernement est issu du secteur syndical. Et dans ce milieu, pour taire les opposants, on utilise la force. C’est ça qui fait peur". Pablo n’a pas voulu parler dans le parc où nous nous étions donnés rendez-vous un soir à La Paz. Autour d’un thé dans un appartement privé, il délie finalement sa langue. "Mon apport, c’est d’abord pour l’information des Boliviens, pour la souveraineté et l’honneur du pays, explique-t-il. Ce thème est très important car l’image de tout le pays est en jeu. Or, la plupart des gens ici ignorent tout du projet."
Guillaume Roelants a été inculpé de trafic d'acide sulfurique, un composant du sulfate de cocaïne, et condamné à une lourde peine de prison dont il n'a jamais dû s'acquitter. Pour cause, un heureux hasard de calendrier dans le changement de la loi bolivienne sur les procédures judiciaires a fait tomber son procès sous le délai de prescription. Grâce à ses affinités avec les hautes sphères des derniers gouvernements, et pas seulement celui qui occupe actuellement le pouvoir, il est désormais la tête pensante du projet d'exploitation du lithium au sein de la GNRE.
Selon Pablo, "Luis Alberto Echazu n'est que l'assesseur de Guillaume Roelants". Ce-dernier possèderait notamment des concessions privées dans plusieurs salars boliviens (le pays en compte neuf au total), mis à part celui de Uyuni qui a été décrété réserve fiscale de l'Etat en 1974. Il est donc le particulier à tirer le plus de bénéfices des ressources évaporites. Mais comme il est également endetté auprès de l'Etat bolivien, il existe de nombreux et évidents liens entre l'entrepreneur belge, qui a tout à gagner à rester à un poste d'influence mais néanmoins discret, et le gouvernement Morales, qui profite de son réseau tout en taisant l'existence de ses concessions privées, lesquelles contredisent totalement le discours gouvernemental. Finalement, ses influences sur l'organisation syndicale du sud-ouest de Potosí FRUTCAS favorisent la division des mouvements civiques à échelle départementale et provinciale.
Selon Pablo, "Luis Alberto Echazu n'est que l'assesseur de Guillaume Roelants". Ce-dernier possèderait notamment des concessions privées dans plusieurs salars boliviens (le pays en compte neuf au total), mis à part celui de Uyuni qui a été décrété réserve fiscale de l'Etat en 1974. Il est donc le particulier à tirer le plus de bénéfices des ressources évaporites. Mais comme il est également endetté auprès de l'Etat bolivien, il existe de nombreux et évidents liens entre l'entrepreneur belge, qui a tout à gagner à rester à un poste d'influence mais néanmoins discret, et le gouvernement Morales, qui profite de son réseau tout en taisant l'existence de ses concessions privées, lesquelles contredisent totalement le discours gouvernemental. Finalement, ses influences sur l'organisation syndicale du sud-ouest de Potosí FRUTCAS favorisent la division des mouvements civiques à échelle départementale et provinciale.
Dans le quotidien romand Le Courrier du 22 janvier 2011, le correspondant à La Paz Bernard Perrin a signé un papier sur le bilan des cinq premières années de Morales au pouvoir. Selon Pablo Stefanoni, le directeur de l'édition bolivienne du Monde Diplomatique, "les mouvements sociaux se sont fragilisés et sont effectivement fracturés depuis un certain temps parce qu'il s'est créé une sorte de bureaucratie syndicale, plus proche des hautes sphères du pouvoir que des bases populaires". Un constat partagé par Hugo Moldiz, auteur de l'ouvrage Bolivia en los tiempos de Evo : "De manière générale, l'Etat a coopté les mouvements sociaux, en leur enlevant leur autonomie, leur marge de manœuvre, leur capacité de critiquer, de proposer, et au final de réorienter le processus de changement."
Ces thèses d'infiltration du MAS dans FRUTCAS, tout comme les informations de Pablo sur Guillaume Roelants, se recoupent également avec le témoignage de Milton Lérida, un dirigeant local et leader de mouvements sociaux dans une petite province de la région de Uyuni.
Le combat de la province de Daniel Campos
Ex-président du Comité civique de la province Daniel Campos, de 1989 à 1991, Milton Lérida est aussi à la base de la réorganisation du Complexe industriel des ressources évaporites du salar de Uyuni (CIRESU, dont le siège principal est à Potosi, et qui a été crée par les autorités locales dans les années 90 après le rejet du projet Lithco pour contrôler les ressources de lithium) dont il a été le président à cette même période. "Ensuite, je me suis plutôt occupé de la défense du territoire de ma province", résume-t-il.
Économiste de formation, Milton Lérida a étudié à l’Université de La Paz, avant de partir en exil en Suisse, qu’il reconnaît comme sa "deuxième patrie". "J’ai poursuivi ma carrière universitaire à Zurich avant de rentrer diplômé en Bolivie, se souvient fièrement Milton Lérida. J’y ai connu Pierre Aubert (conseiller fédéral de 1978 à 1987), Otto Stich (conseiller fédéral de 1984 à 1995), et Karl Aeschbach (ancien secrétaire de l’Union Syndicale Suisse), mais aussi Moritz Leuenberger qui travaillait à l’époque comme juriste à l’Union ouvrière. Aujourd'hui je travaille avec les autorités de ma région comme consultant quand ils font appel à moi".
Ces derniers temps, la défense de sa province se résume à une revendication : que les autorités de La Paz reconnaissent que le salar de Uyuni se trouve sous la juridiction de la province de Daniel Campos, peuplée de 6'000 habitants et forte de 12’500 kilomètres carrés, dont 10’000 de désert de sel. Par conséquent, cette reconnaissance apporterait au projet d’exploitation du lithium de Uyuni la prise en compte des besoins de la population locale et la considération des possibilités de développement pour la région. "En pratique nous vivons dans un petit terrain dans lequel nous n’avons pas de place pour développer l’agriculture. Nous voulons donc profiter des ressources naturelles de notre province pour améliorer nos conditions de vie. Actuellement, on n’a toujours pas de réseau de téléphone, ni Internet, ni la télévision, qui ne va que jusqu’à la ville de Uyuni. Toutes les infrastructures mises en place dans la région ont été faites par nous-même, le peuple", déclare-t-il, avant de développer sa vision.
"Nous pensons qu’il n’est pas juste que cette richesse bénéficie à d’autres avant nous, nous ne voulons pas que se répète l’histoire de Potosí. Mais pour ce faire, pour que nous puissions nous développer de manière autonome, il nous faut du savoir. Or, nous n’avons pas de personnes qualifiées pour l’enseignement ni d’infrastructure. C’est pour cela que j’ai le rêve de construire l’université ou l’école polytechnique du lithium pour pouvoir former nos enfants, afin que ce soient eux qui exploitent le salar dans dix, quinze ou vingt ans. Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement veut absolument commencer à exploiter le salar demain-même, pour vendre ses batteries après-demain. C’est un point de vue uniquement économique, qui laisse l’être humain de côté."
"Nous pensons qu’il n’est pas juste que cette richesse bénéficie à d’autres avant nous, nous ne voulons pas que se répète l’histoire de Potosí. Mais pour ce faire, pour que nous puissions nous développer de manière autonome, il nous faut du savoir. Or, nous n’avons pas de personnes qualifiées pour l’enseignement ni d’infrastructure. C’est pour cela que j’ai le rêve de construire l’université ou l’école polytechnique du lithium pour pouvoir former nos enfants, afin que ce soient eux qui exploitent le salar dans dix, quinze ou vingt ans. Je ne comprends pas pourquoi le gouvernement veut absolument commencer à exploiter le salar demain-même, pour vendre ses batteries après-demain. C’est un point de vue uniquement économique, qui laisse l’être humain de côté."
Le mythe de l’urgence
Inutile de citer la concurrence pour essayer d’arguer contre son indignation face à la manière précipitée du gouvernement de manier le projet. "Non, l’urgence du projet est un mythe ! répond-il alors. Dites-moi, qui de nous, Boliviens, a besoin de lithium ? Ce sont les fabricants de batteries, les Japonais qui en ont besoin, selon leurs propres intérêts dans l’économie mondiale. Le gouvernement aurait dû penser à nous avant de penser aux Coréens et aux Chinois", lâche-t-il sèchement.
Dans son appartement de La Paz, Milton Lérida (à droite) nous reçoit aux côtés de son ami et compagnon de combat Zandalio Jimenez Aguirre. |
Dans le procédé d’extraction du lithium, la première étape consiste à extraire du chlorure de potassium, qui peut être utilisé comme engrais. "Ça par contre, ça nous intéresse, pour améliorer le rendement de notre agriculture, se réjouit-il. En ce moment, le pétrole bolivien part en Argentine, le gaz au Brésil, et ensuite on rachète à l’Argentine ce même pétrole transformé sous d’autres formes, que l’on paye quinze fois plus cher que le brut qu'on leur a vendu. Ce n’est pas économique. Donc on se fiche pas mal que le carbonate de lithium soit produit demain. Ce qu’on demande, c’est qu’il soit produit en fonction de nous et pour notre développement", insiste encore Milton Lérida, avant de poursuivre : "Tout ce qu’ils font en ce moment à l’usine pilote de Llipi, c’est rien d’autre que payer des ouvriers, mais ils ne leur apportent aucune formation. En plus ce sont des travailleurs qui viennent de La Paz, ce ne sont même pas des gens de la région. Qu’ils fassent venir des travailleurs d’Afrique pendant qu’ils y sont ! C’est justement ce que nous dénonçons, mais en même cela donne une vision claire de ce qu’est la politique du gouvernement en termes de ressources humaines. Pourquoi est-ce qu’on construirait maintenant des batteries pour Mitsubishi alors qu’on n’a même pas encore de route goudronnée ?"
Luttes intestines
Tout le combat du mouvement que représente Milton Lérida porte sur la géopolitique. Dans son appartement de La Paz, il nous reçoit aux côtés de son ami Zandalio Jímenez Aguirre, journaliste et ancien préfet de Daniel Campos de 1998 à 2002. Entre deux jus de papaye servis par son épouse Hollandaise qui le soutient activement dans sa lutte, Lérida sort une carte et suit le tracé des frontières aves son doigt. "A la naissance de la Bolivie, le département de Potosí comptait cinq provinces, dont celle de Lipez, raconte-t-il. En 1884, elle a été divisé en deux parties : Nor Lípez et Sud Lípez. En 1924, les villages de Tagua et Llica sont reconnues comme des provinces de seconde section de Nor Lípez. En 1949, cette seconde section devient la province de Daniel Campos. Finalement en 1961, la seconde section de Tagua est créée par une loi qui définit les limites nord, est, sud et ouest, qui rejoint la première section de Llica. Nor Lípez, tel que le définissent les frontières officielles établies dans la loi, n’a donc pas un seul bout de salar sur son territoire. Sa population est en grande partie analphabète, et si elle n’a pas revendiqué le salar à ce moment, c’est parce qu’on ne pouvait ni y cultiver de la quinoa, ni y élever des llamas. Ces gens ont donc cédé le désert à la province de Daniel Campos en 1961, mais aujourd’hui ils disent que la moitié du salar leur appartient."
Pour Milton Lérida, la conduite du projet d’exploitation du salar résulte d’intérêts personnels. "L’usine de transformation a été créée à Rio Grande parce que Monsieur Teodoro Ali, un député de la précédente législature, en était originaire. Mais en fait il n’y a rien là-bas, il n’y a même pas d’eau. Rio Grande, aux abords du salar, se trouve dans la province de Nor Lípez, tandis que Llipi, la base d’extraction des ressources évaporites au milieu du désert est, elle, sous la juridiction de Daniel Campos."
Derrière l’arbre du choix de la localisation de l’usine de transformation se cache une forêt d’inimitiés entre provinces voisines et autour de FRUTCAS. "Cette organisation, rappelle Milton Lérida, est d’abord née d’une union syndicale paysanne. C’est la fédération des travailleurs et paysans du sud-ouest de Potosí. Mais dernièrement, elle est de plus en plus politisée, dirigée par de entrepreneurs étroitement lié au gouvernement et au MAS. Elle n’est donc plus la représente nette des cinq provinces, comme à l’origine. De toute évidence elle est influencée par le gouvernement, et bien qu’elle dise qu’elle représente toujours officiellement toutes les provinces, ce n’est dans les faits plus le cas pour Daniel Campos. Mais le gouvernement n’accepte pas le débat, encore moins depuis que Francisco Quisbert, le directeur de FRUTCAS nous fait passer pour des opposants."
Derrière l’arbre du choix de la localisation de l’usine de transformation se cache une forêt d’inimitiés entre provinces voisines et autour de FRUTCAS. "Cette organisation, rappelle Milton Lérida, est d’abord née d’une union syndicale paysanne. C’est la fédération des travailleurs et paysans du sud-ouest de Potosí. Mais dernièrement, elle est de plus en plus politisée, dirigée par de entrepreneurs étroitement lié au gouvernement et au MAS. Elle n’est donc plus la représente nette des cinq provinces, comme à l’origine. De toute évidence elle est influencée par le gouvernement, et bien qu’elle dise qu’elle représente toujours officiellement toutes les provinces, ce n’est dans les faits plus le cas pour Daniel Campos. Mais le gouvernement n’accepte pas le débat, encore moins depuis que Francisco Quisbert, le directeur de FRUTCAS nous fait passer pour des opposants."
Une chose exaspère particulièrement le défenseur de la province de Daniel Campos : quand la couverture des événements par les journaux répercute des informations fausses. Il saisi un classeur et sort une coupure de presse : "Dans cet article, on lit La Bolivie fait des plans pour exploiter le lithium, qui se trouve dans le Nor Lípez de Potosí. Pourtant Nor Lipez n’a pas un seul bout de salar ! L’opinion publique lit ça sans se rendre compte que c’est faux. Y compris le gouvernement, qui répète ensuite ces absurdités", s’indigne-t-il.
Il est toutefois difficile d’imaginer que même le pouvoir en place ne soit pas au courant des limites officielles des provinces. "C’est exactement ça le problème", rétorque Milton Lérida. Zandalio Jímenez ajoute : "Le défaut du gouvernement c’est de ne pas donner l’opportunité de rendre les choses claires. Le maire de Llica (une des localités de Daniel Camps, ndlr), qui a essayé d’éclairer La Paz sur ce point, est affilié au parti MSM (Movimiento Sin Miedo). C’est un fardeau face à un gouvernement qui rejette le débat. Le maire n’est pas entendu à cause de son appartenance politique."
Coup de force de la COMIBOL
Malgré tout, Lérida et Jímenez répondent d'abord par la négative quand on leur demande s’ils sont critiques par rapport au pouvoir en place. "Nous voulons seulement que les limites du territoire et la juridiction soient respectées." Et leur position face au projet d’exploitation ? "Pour répondre à cette question, il faut d’abord que nous parlions de CIRESU, le Complexe industriel des ressources évaporites du salar de Uyuni, reprend Milton Lérida. Il est né en 1985, par une loi qui dit que le directoire est constitué du préfet de Potosi (président), des représentants des ministères des finances, de la planification, de la défense, des représentants de la ville d'Oruro et de la centrale ouvrière départementale, le ComCiPo, l’Université Autonome Tomas Frías (UATF), ainsi que les provinces de Daniel Campos, Antonio Quijarro et Nor Lípez. C’est alors que Froelant Condori, maire d’Uyuni, et Teodoro Ali, député à ce moment, ont voulu entrer dans le directoire du CIRESU, mais la population était déjà représentée via les comités civiques. Ils n’ont par conséquent pas pu obtenir les sièges qu’ils convoitaient. En tant que députés, ils ont alors créé un mécanisme à travers un décret suprême émanant du gouvernement pour que seule la Corporation Minière de Bolivie (COMIBOL) soit habilitée à faire des études du salar et du potentiel d’exploitation du lithium."
Vue depuis El Alto, banlieue de La Paz à 4'000 mètres d'altitude. |
Centre-ville de La Paz, 3'700 mètres d'altitude. |
"Jusqu’ici, ça va, poursuit l’économiste. Mais la COMIBOL aurait dû présenter le document du décret suprême devant le CIRESU. Dans une lettre, ils auraient dû informer le directoire du fait qu’ils avaient été habilités à faire les travaux de recherche dans le salar. Mais elle ne l’a pas fait. L’organe étatique en charge des mines est parti, comme ça, faire ses travaux avec l’appui du président et l’air de dire voyons qui s’oppose à ça. Or, elle a violé la loi de CIRESU. Informer était le minimum à faire. Alors non, nous ne soutenons pas le projet GNRE/COMIBOL. Nous sommes très légalistes et tenons vraiment à ce que les procédures soient respectées. Bien sûr, ils ont la force du gouvernement, mais nous resterons vigilants."
Alliés à l’Université de Freiberg
Milton Lérida et sa communauté se sont entretenus avec un autre membre du directoire de CIRESU, l’Université de Potosí (UATF), laquelle collabore déjà avec l’Université de Freiberg, en Allemagne, en marge du projet gouvernemental. "Nous leur avons demandé de présenter un plan d’exploitation parce qu’on ne peut pas se fier au gouvernement, beaucoup trop technocrate. Les universitaires ont imaginé une extraction par des puits en forme de cônes, un procédé bien meilleur que les piscines d’évaporation de la GNRE, mais qui est encore en phase d’expérimentation. En pleine saison des pluies, les piscines ne servent à rien puisqu’on ne peut pas y travailler pendant au moins six mois, ou du moins jusqu’à ce que toutes les précipitations aient séché. En revanche, la météo n’affecte pas l’extraction par la technique des cônes, élaborée conjointement par les chercheurs de Freiberg et de Potosí. Nous sommes évidemment bien plus favorables à ce dernier groupe d’experts avec qui on peut parler, et au sein duquel nous sommes représentés à travers le CIRESU."
"A la COMIBOL en revanche, dénonce Milton Lérida, les fonctionnaires sont tous nommés par le gouvernement. Ce sont tous des amis du président, à l’image de Guillermo Roelants. Nous sommes d’ailleurs allés voir José Pimentel, le ministre actuel des mines, pour lui dire qu’on contestait la participation de Roelants dans le projet, cet étranger qui a été impliqué dans le narcotrafic. Pimentel nous a répondu qu’il ne pouvait rien faire, que c’était un proche du président et qu’il s’y mettait, il se ferait virer du ministère. C’est ce qu’il nous a dit."
Manipulations et copinages
Comme le président du ComCiPo Celestino Condori, Milton Lérida préfèrerait ne pas trop s’étendre sur le passé du "Belge". Mais avec un tout petit peu d’insistance, il finit par nous dire que c’est Guillaume Roelants qui manipulait son ennemi Franciso Quisbert, le directeur de FRUTCAS, grâce à l’argent de Bruxelles envoyé pour développer les milieux ruraux. Selon Milton Lérida, il n’y a pas davantage de doute sur le fait que c’est aussi Roelants qui a orchestré le coup du décret présidentiel pour habiliter la COMIBOL dans la gestion des ressources du salar en lieu et place du CIRESU.
"En 2006, Guillaume réussit à faire gagner deux sièges au MAS dans la région – les fameux députés Teodoro Ali et Froelant Condori – toujours grâce à "son" argent, raconte Lérida. Alors il demande à Evo le dossier du lithium en échange. Normalement, c’est nous, à Daniel Campos, qui devrions gérer ça. Mais nous ne représentons que 6’000 habitants, nous n’avons pas de députés ni aucun pouvoir économique. On ne peut rien faire. Porter plainte à la Cour Suprême pour violation de la loi CIRESU ne changerait rien, puisque tous les juges sont nommés par Evo. Avant-hier ils ont encore débouté un ancien maire, juste après en avoir emprisonné un autre. La situation est plus grave aujourd’hui que sous les gouvernements militaires, quand on savait au moins qu’il fallait faire attention. Mais maintenant ce sont les juges mêmes qui retournent la justice."
Le siège de la COMIBOL à La Paz. |
Incompétence du gouvernement
Au-delà des lacunes de légalisme du gouvernement actuel, Milton Lérida s’inquiète de la mauvaise politique économique que poursuit son pays. "Bien avant la montée au pouvoir du MAS, le pétrole valait 25 dollars le baril, puis il est monté à 150 en 1998, explique l’économiste. L’étain coûtait 1,80 dollar l’once, aujourd’hui il en vaut 12. L’once d’or était à 180 dollars, et s’échange maintenant contre 1'300. Les réserves internationales de Bolivie sont dès lors passées de 1'000 millions à 9'000 millions de dollars en l’espace de quelques années. Les exportations n’ont pourtant pas augmenté. Tout cet argent n’est que le produit de la hausse des prix sur les marchés internationaux. En effet, ce gouvernement n’a pas développé une seule industrie, en cela il ne vaut pas mieux que les antérieurs. Or, l’économie ne peut se mesurer que quand il y a une transformation de la matière première."
Afin de pouvoir profiter des richesses qu’offre la terre pour développer l’économie régionale, Milton Lérida ne renoncera pas à ses projets. Mais il ne parle pas de son idée d’Université des ressources évaporites au gouvernement de peur qu’il fasse avorter le projet. "On n’a pas besoin d’avoir l’appui de gouvernement pour ça, assure-t-il. La Constitution et une nouvelle loi sur l’autonomie sortie en juillet 2010 dit que le gouvernement doit nous consulter pour exploiter nos ressources, et c’est exactement ce qu’il ne fait pas. Nous sommes en mesure de le poursuivre en justice, et c’est ce qu’on fera dès qu’il ne sera plus au pouvoir."
Selon lui, la répartition devrait se faire ainsi : "Il serait juste qu’au moins 50% des revenus de l'exploitation du salar soient reversés à la province-même où se trouvent les ressources, 30% au département, et les derniers 20% à l’Etat central. On a présenté un projet de loi qui va dans ce sens, mais le gouvernement, à travers FRUTCAS, a aussi fait une proposition. Celle-ci avance que la province ne devrait se voir donner que 5% des rentrées d’argent, le reste étant cédé au département et au ministère des mines."
Problème, le mouvement local mené par Milton Lérida est complètement isolé des autres revendications de la société civile, pas seulement de FRUTCAS. "Nous ne sommes pas non plus d’accord avec le ComCiPo, qui se bat pour que le siège de la GNRE soit basé dans la ville de Potosí (chef-lieu du département du même nom, ndlr), regrette-t-il. Ils disent qu’à Uyuni il n’y a rien, que c’est trop désert. Nous, en revanche, nous trouvons essentiel de développer le réseau routier autour de Uyuni, mais pour ça il nous faut de l’argent, des ressources humaines et des logements pour les travailleurs qui habiteraient sur place."
Problème, le mouvement local mené par Milton Lérida est complètement isolé des autres revendications de la société civile, pas seulement de FRUTCAS. "Nous ne sommes pas non plus d’accord avec le ComCiPo, qui se bat pour que le siège de la GNRE soit basé dans la ville de Potosí (chef-lieu du département du même nom, ndlr), regrette-t-il. Ils disent qu’à Uyuni il n’y a rien, que c’est trop désert. Nous, en revanche, nous trouvons essentiel de développer le réseau routier autour de Uyuni, mais pour ça il nous faut de l’argent, des ressources humaines et des logements pour les travailleurs qui habiteraient sur place."
Très fier de sa province qui a combattu l’analphabétisme par ses propres moyens au début du XXe siècle, Milton Lérida est convaincu de pouvoir aujourd’hui mettre sur pied un centre de formation "avec ou contre le gouvernement". Il s’explique : "Nous écrirons à toutes les ambassades pour voir quels pays seraient d’accord de nous soutenir. Ensuite, je parlerai aux entreprises. J’en ai déjà parlé à des amis de Suisse qui trouvent l’idée très bonne, alors pourquoi est-ce que je devrais dépendre d’Evo Morales pour ce projet ?", interroge-t-il. "Ce ne serait pas une perte de souveraineté. Nos partenaires fourniraient le capital, et nous leur fournirions la matière première, puisque nous sommes sur le point de trouver le meilleur mode d’extraction. Tout le monde serait gagnant. Actuellement, c’est l’inverse qui se produit : le gouvernement sort l’argent des caisses de l’Etat parce qu’il ne tolère pas les investissements de l’extérieur, puis se répartit l’argent au sein de lui-même, sans rien nous céder."
[2] Après la découverte d'un champ de gaz naturel dans le département de Tarija, dans le Sud-est du pays, des conflits sociaux et politiques sont survenus en Bolivie. La « guerre du gaz » a culminé à l'automne 2003, lors du blocage de la capitale administrative La Paz, et s'est achevée avec la chute du président Gonzalo Sánchez de Lozada, le 17 octobre de la même année.
[3] La dénomination exacte de ce groupe de chercheurs est Comité scientifique pour l’Investigation et l’Industrialisation des Ressources Evaporites de Bolivie (Comité Científico para la Investigación e Industrialización de los Recurso Evaporíticos de Bolivia, CCII-REB) et il dépend directement du Ministère des mines.