Chapitre 4: Les failles du projet

Au-delà des critiques politiques de la gestion du projet et des personnes qui y sont associées, scientifiques et économistes s’accordent pour dire que la Bolivie fait fausse route. Le journaliste et analyste économique Humberto Vacaflor Ganán, licencié en 2009 du quotidien La Razón (voir au chapitre 3, l’encadré sur la liberté de la presse mise à mal), ne se gêne pas pour le dire haut et fort, même en présence de représentants du gouvernement central.

Le 2 décembre 2010, l’Université Majeure de Saint André (UMSA), à La Paz, organisait un forum-débat sur le thème du lithium en Bolivie, intitulé Lithium : mythe ou réalité ?. Outre José Pimentel, ministre des mines, Alberto Echazu, à la tête de la GNRE, et un ingénieur chimiste du Comité scientifique la même institution, deux participants pondéraient le discours officiel ultra optimiste. Il s’agissait de Celestino Condori, le président du Comité Civique de Potosí (ComCiPo) et du journaliste Humerto Vacaflor.

Le premier n’a pas davantage contesté la pertinence du projet gouvernemental que lors de l’entretien qu’il nous avait accordé quelques semaines plus tôt à Potosí (voir début du chapitre 3). Il s’est toutefois ouvertement déclaré hostile à la présence de Guillaume Roelants à la tête du Comité scientifique, en rappelant notamment à l’assemblée l’existence de ses concessions privées dans plusieurs salars de Bolivie. Mais en somme, ses critiques portaient plus sur la manière de gérer le projet, particulièrement sur le choix délibéré de La Paz de ne consulter ni le ComCiPo, ni l’Université Autonome Tomás Frías de Potosí (UATF), que sur une remise en question fondamentale du projet d’exploitation.

En revanche, Humberto Vacaflor n’a aucunement confiance en les promesses du lithium. Devant l’assemblée qui remplissait l’aula universitaire, assemblée composée majoritairement de fonctionnaires du ministère des mines, le journaliste s’est prêté à son jeu préféré : la provocation. Tantôt cocasse, quand il critiquait l’incompétence du gouvernement aux côtés même d’Alberto Echazu et de José Pimentel, l’ambiance s’est rapidement tendue, et le public a même hué l’orateur à plusieurs reprises. Humberto Vacaflor était en territoire ennemi, seul à défendre l’impertinence de l’espoir de développement que la Bolivie place dans ses réserves de lithium.

Le bâtiment principal de l'UMSA se trouve sur
la Plaza del Estudiante, au centre ville de La Paz.

Les métaux et la malchance

Quand la parole revient au journaliste, il commence son argumentaire par une petite histoire : "En Chine, il existe une ville au nom étrange, Ouchi, qui se traduit par "sans étain". En 1979, j’y ai été invité par un quotidien communiste intitulé Le journal du peuple qui comptait 20 millions de lecteurs par jour. J’ai donc demandé à mon guide pour quelle raison la ville s’appelait ainsi – sans étain. Moi j’ai habité dans un pays, l’Argentine, où il existe une ville du nom de La Plata (argent) et une région appelée Valle de Oro (vallée de l’or). Mais à ce moment je me trouvais aux antipodes, dans une ville fière de s’appeler "sans étain". La réponse du guide a été la suivante : il y a fort longtemps, les populations locales se sont rendu compte que là où il y a de l’étain, et des minéraux en général, règne la malchance. Dès lors, le nom de la ville servait d’amulette ou de porte-bonheur."

Après ce plaisant prologue, Humberto Vacaflor en vient au fait : là où il y a des métaux, le peuple opte pour ne rien faire d’autre que les exploiter. Il poursuit : "Personne ne cultive, personne n’élève, tous se consacrent à faire sortir de la terre quelque chose qu’ils n’ont pas semé. Ici aussi il a toujours existé ce qu’on peut appeler des pilleurs de la terre. L’actualité de Corocoro (une entreprise minière étatique spécialisée dans les cathodes de cuivre, ndlr) est un résumé de cette loi : c’est l’histoire de populations agricoles dénonçant les contaminations conséquentes à l’exploitation des mines sur la terre qu’ils cultivent."

Et l’orateur de rappeler que Tokyo est en revanche la capitale d’une île où il n’existe aucun minéral. La seule richesse que possède le Japon, c’est son peuple, très travailleur, au point de devenir jusqu’il y a quelques mois, la seconde puissance économique mondiale.

Politique inadaptée au pays

Mais la Bolivie, elle, compte plus d’une ville avec de l’étain. En vérité, la Bolivie regorge de ressources naturelles et de minéraux. Le pays possède le plus grand gisement d’argent au monde, le plus grand gisement de fer de l’hémisphère et le plus grand gisement de lithium au monde.

Humberto Vacaflor pousse alors le bouchon un peu plus loin : "Ici s’applique la vieille blague qui dit que quand Dieu distribuait les richesses naturelles à tous les pays, un voisin jaloux a demandé : mais pourquoi la Bolivie reçoit-elle tellement ?  Ce à quoi Dieu répondit : C’est vrai que je donne beaucoup de richesses à la Bolivie, mais tu ne sais pas encore quel genre de gouvernants je vais lui donner."


Les participants au débat, de gauche à droite: Celestino Condori (ComCiPo), le chimiste représentant le Comité scientifique, José Pimentel (ministre des mines), Alberto Echazu (GNRE) et Humberto Vacaflor Ganán.

"Des fois j’ai l’impression que Dieu exagère dans la compensation de sa bénédiction. Il s’emporte, poursuit le journaliste. Mais je suis entrain d’oublier que j’ai été invité ici pour parler de lithium.  Ce que je voulais dire, c’est que nos dirigeants actuels n’ont pas une politique intelligente pour ce qui concerne l’économie minière. La Bolivie est le pays qui investit le moins dans l’industrie minière, et ce malgré la hausse des prix des métaux, la plus grande hausse de l’histoire."

En effet, Vacaflor remarque qu’au Chili et au Pérou, 4’000 millions de dollars ont récemment été investis dans l’industrie minière et on annonce encore d’autres injections à hauteur de 20’000 millions. Mais en Bolivie, le manque de garanties juridiques fait fuir les investisseurs. L’entreprise indienne Jindal Steel and Power attend d’ailleurs depuis trois ans que le gouvernement lui donne les autorisations nécessaires pour pouvoir commencer à extraire le fer de Mutún (un des gisements de fer et de manganèse les plus importants au monde qui se trouve dans la province bolivienne de German Bush, ndlr).

Selon les statistiques de la fondation Millenio, l’augmentation des recettes liées à l’exportation des métaux n’est due qu’à l’élévation de leurs cours. Cette hausse a même réussi à compenser une baisse dans la production. La Bolivie exporte donc moins de volumes, mais fait plus de bénéfices, parce que l’argent vaut quatre fois plus aujourd’hui (28 dollars l’once) qu’il y a cinq ans (7 dollars l’once).


Meilleur développement avec la quinoa

"Mais comme on m’a invité pour que je parle de lithium, je vais vous résumer la pensée d’un auteur nommé Enrique Velazco Reckling, reprend l’analyste économique. Il y a beaucoup d’incertitudes sur le lithium qui sont développées dans son dernier livre, El derecho al empleo digno (Le droit à un emploi digne). Il commence par se demander s’il convient d'entrer maintenant sur le marché du lithium, ou s’il ne vaut pas mieux attendre de meilleures circonstances. Pour l’instant, les experts internationaux disent que l’industrie mondiale du lithium est encore "en couches-culottes". Il rappelle en passant que le début de l’exploitation du lithium du désert d’Atacama, au Chili, a fait baisser le cours du lithium de 40%.  Le marché est si petit qu’il devient ultra-sensible à toute modification. Mais ce n’est pas tout : le lithium de Uyuni aura un coût de production supérieur de 30% à celui de l’Atacama, car la composition de ses saumures rend le lithium difficile à isoler." 

Velazco rappelle également que les batteries de lithium-ion ne sont pas les seules alternatives au moteur à combustion ; il existerait même deux ou trois options plus avantageuses. Tout le lithium qu’il existe au monde pourrait actuellement servir à produire 200 millions de moteurs pour voitures électriques, mais on compte actuellement 900 millions de voitures en fonctionnement. En outre, les batteries au lithium sont lourdes et il faut les charger pendant 24 heures. Voilà pourquoi l’industrie du lithium n’est encore qu’au stade de l’enfance.

L'assemblée était majoritairement composée de fonctionnaires.













Milton Lérida (voir chapitre 3) était aussi présent au forum-débat,
et a notamment posé sur l'estrade cette carte du salar de Uyuni
pour rappeler au gouvernement les frontières provinciales.



















Au-delà du fait que ses réserves de lithium soient les plus grandes au monde ou pas, il est évident que la Bolivie occupe une place très importante dans le contexte mondial. Cependant, la quantification précise des réserves, d’une perspective économique, industrielle et commerciale, est une condition nécessaire pour pouvoir améliorer sa position dans les négociations. Les réserves de lithium ne constituent en aucun cas une source de revenus qui changera de manière radicale la pauvreté que connaît le pays, toujours d'après Velazco.

Dans une perspective à long-terme sur vingt ans, les revenus annuels qui pourraient être générés par la production de produits du lithium se monteraient à 100 millions de dollars de valeurs de vente et 15 millions de dollars d’excédent net, "des montants modestes étant donnée l'étendue de notre pauvreté", commente Vacaflor. 

Ce n’est pas non plus une réponse convaincante pour la création d’emplois. Il ne faut pas s’attendre à ce que plus d’un milliard de places soient créées, poursuit Velazco, puisque tout entrepreneuriat dans l’exploitation des ressources naturelles est hautement intensif en capital.

En revanche, une production annuelle de quinoa de 100'000 tonnes seraient bien plus rentable en termes de rentrées d’argent (300 millions de dollars), en termes d’emplois (250'000 familles) et d’équité sociale. 


Nouveaux chemins

"Velazco oppose donc le lithium à la quinoa, résume Humberto Vacaflor. Que va faire la Bolivie ? C’est le débat pour savoir si le pays fait mieux de se dédier à l’exploitation des ressources naturelles, comme il le fait depuis toujours – argent, étain, cuivre et maintenant le lithium – ou s’arrêter pour regarder le paysage, la nature, l’agriculture. Nous revenons au dilemme qu’ont résolu les habitants de la ville chinoise d’Ouchi il y a très longtemps déjà."

Le journaliste dénonce à nouveau la politique économique de son pays : "Moi je pense que l’économie minière nous a amenés là où nous sommes aujourd’hui. Dépendants de la coca, et donc des narcodollars. Il serait temps de chercher de nouveaux chemins, différents."

"En 1979, l’année où je suis allé en Chine, la révolution culturelle venait de se terminer. Ce vent de folie idéologique avait proposé d’effacer le passé, de nier la culture, d’incendier les bibliothèques et de nier l’importance des universités. C’est alors qu’est arrivé Deng Xiaoping. Il a fait démarrer les transformations qui allaient faire de son pays une grande puissance économique mondiale aujourd’hui. Les Boliviens aussi méritent un Deng Xiaoping qui offre des solutions intelligentes pour le pays", conclut Humberto Vacaflor.


Diversifier l’économie

Le lendemain, nous nous retrouvons sur une terrasse du quartier chic de La Paz. Vacaflor poursuit dans la ligne de la thèse qu’il soutenait la veille, à l’UMSA. "Il y a plusieurs pays qui ont réussi à s’enrichir avec une économie minière. Mais à la différence de la Bolivie, ces économies étaient tout de même diversifiées", affirme-t-il, avant de citer d’abord le Chili. En plus du cuivre, le pays connaît une production agricole soutenue. "Grâce aux pommes et au raisin, les Chiliens font attention à ne pas dépendre uniquement du cuivre, même s’il représente 60% de leur économie", poursuit l’analyste économique.

"De même, le Pérou possède de très grands gisements miniers, mais ça ne l’empêche pas d’investir également dans la pêche et l’agriculture. Le Brésil s’enrichit grâce au fer et à l’étain, mais encore une fois, ce n’est pas l’essentiel de son économie. En somme, il vaut toujours mieux diversifier une économie plutôt que de tout miser sur le même produit, à l’instar du Venezuela, dont les exportations se résument à 96 % au seul pétrole."

Le manque de diversification économique n’est pas le seul point commun entre le pays gouverné par Hugo Chavez et son allié dirigé par le "camarade" Evo. Dans les deux cas, on habitue les gens à vivre aux dépens de l’Etat. "Au Venezuela, il y a quinze subventions étatiques différentes (communément appelés des bons, ndlr), s’indigne presque Vacaflor. Ici on n’en a pour l’instant que trois, mais le gouvernement pense déjà à en créer plus. C’est ça qui me préoccupe : au XVIIIe siècle, le pape a expulsé les Jésuites d’Amérique du Sud, lesquels sont les plus entrepreneurs des courants catholiques. Après leur départ, il n’est resté sur le continent que les Franciscains, un ordre de curés spécialisés dans la mendicité, parmi un peuple qui était déjà peu disposé à l’esprit d’entreprise", raconte le journaliste.


Culture du court-terme

"La malédiction des matières premières, c’est ça : l’abondance amène la malchance. Non pas parce qu’on se prend la foudre sur la tête, mais simplement parce que les gens s’habituent à vivre ainsi, en sortant de la terre ce qu’ils n’ont pas semé", martèle-t-il à nouveau. Pour Vacaflor, il s’agit simplement de regarder la Terre avec d’autres yeux.

"L’économie de Tarija (la ville bolivienne où il habite, ndlr) est bien plus saine : on y cultive la terre, et il n’y a d’ailleurs pas de mines. Même si un jour il ne devait plus y avoir de gaz, il y aura toujours du raisin. En revanche, une fois qu’on a sorti tous les métaux des entrailles des villes minières, elles deviennent des villes fantômes, elles meurent."

Pour Humberto Vacafor, la donne est claire : la quinoa pourrait donner à manger à des centaines de milliers de familles sur l’Altiplano. "Les producteurs en ce moment sont inquiets parce que le changement du cours du dollar les affecte beaucoup, explique-t-il. Ils ont perdu 15% de leurs revenus l’année passée. La solution la plus facile pour combattre l’inflation, c’est d’appuyer les producteurs pour qu’il y ait plus d’offre et faire baisser les prix. Mais c’est une mesure à moyen-terme. Comme nos dirigeants veulent jouer les choses à court terme, ils s’appliquent plutôt à baisser le coût des importations tout de suite."

"En plus de tout ça, ils préfèrent faire plier les grandes entreprises boliviennes, importatrices d’huile, de sucre et de riz, pour pouvoir implanter leurs entreprises étatiques, pour que l’Etat soit le seul producteur", dénonce-t-il avant de conclure : "Si on regarde l’histoire mondiale, trente ans de socialisme à Cuba, ça n’a rien amené de bon. Septante ans en URSS, c’était carrément catastrophique. Mais de toutes façons, puisque les gens n’ont rien à payer étant donné que tout leur est assuré grâce aux bons, pourquoi voudraient-ils travailler ?"


Ne pas perdre de temps

Juan Carlos Zuleta, le docteur en économie spécialisé dans le marché du lithium depuis près de vingt ans (lire la fin du chapitre 2), pense à l’inverse de Vacaflor que la Bolivie ne doit pas perdre de temps pour intégrer le club des fournisseurs de la demande mondiale de carbonate de lithium (un composé chimique qui contient 19,8% de lithium pur).  Il rappelle que celle-ci s’élève à 100'000 tonnes métriques (TM) par année. En 2009, la demande destinée à la production de batteries représentait 25% de la demande totale. Selon les pronostics, cette demande de 25'000 TM de carbonate de lithium pourrait doubler en cinq ans, et même tripler d’ici à 2020 grâce à une nouvelle utilisation destinée aux batteries de voitures électriques.

"Nous sommes à l’aube d’une véritable révolution technologique, n’a pas peur d’affirmer l’économiste. Les prix n’ont cessé de grimper depuis le tournant du XXIe siècle. C’est en 2005 que les batteries de lithium ont quasiment remplacé les batteries au nickel métallique dans tous les appareils électroniques. Les prix sont maintenant stabilisés autour de 7 dollars le kilo, avec une tendance à la hausse. Le lithium pourrait même devenir l’une des marchandises les mieux cotées en quelques années."


Puissance de l’industrie de l’automobile

Cette projection se base sur la possibilité concrète et réelle qu’en vingt ans, les batteries de lithium-ion puissent effectivement se substituer au pétrole. Ce changement bouleverserait le monde entier. "Il ne faut jamais oublier que l’industrie automobile est l’une des plus puissantes, et pas uniquement pour la quantité d’emplois qu’elle génère, affirme Zuleta. En réalité, ce sont surtout ses effets multiplicateurs qui font sa force : étant donné qu’elle génère de la demande dans de nombreuses autres branches industrielles, d’aucuns aiment à dire que leur économie se porte aussi bien que leur industrie automobile."

Zuleta pense que nous sommes face à la transformation de la corrélation des forces politiques dans le monde, puisque ces dernière années les conflits majeurs étaient étroitement liés au pétrole, la source d’énergie la plus importante au monde jusqu’à présent. "Si le lithium se substituait au pétrole, les effets seraient les mêmes", soutient-il. 

Selon l'USGS (les services géologiques des Etats-Unis), la Bolivie détient 9 millions de tonnes métriques de ressources identifiées comme du lithium. Cette information vient corroborer une étude scientifique sur différents déserts de sel andins réalisée par le français François Risacher avec l’appui d’autres scientifiques, dont le bolivien Ballivián en 1981.

Cela dit, le gouvernement bolivien a déclaré détenir 100 millions de tonnes métriques de réserves de lithium métallique. "Cette donnée ne repose sur aucune base scientifique valide, regrette l’expert bolivien du lithium. Je pense que c’est une simple spéculation qui prétend uniquement montrer au monde et au électeurs du pays que la Bolivie est un Etat puissant."


Réinvention coûteuse de la roue


Juan Carlos Zuleta a d'abord soutenu le projet.
Quand le projet pilote a été lancé en mai 2008, Juan Carlos Zuleta a été l’un des premiers à le soutenir parce qu’il pensait qu’une telle initiative stratégique nécessitait l’appui de tous. "Après trois ans, je remarque qu’il n’y a que très peu de résultats concrets, tempère-t-il désormais. Le pays a déjà perdu trop de temps et de ressources dans ce que j’appelle la réinvention de la roue. Le pays n’aurait pas dû avancer de cette manière, en créant des attentes au sein de la population alors que rien ne va visiblement sortir de ce projet. Je peux attester du fait que rien n’a été découvert et que le procédé d’extraction soi-disant inventé n’est rien d’autre que l’émulation de procédés utilisés depuis plus de dix ans dans les salars d’Atacama et de l’Hombre Muerto, au Chili et en Argentine, lesquels ne répondent déjà plus aux besoins de la demande actuelle de lithium."

Ce procédé fonctionne sur la base de l’énergie solaire et de l’évaporation. Le composé chimique qui en résulte prend des mois à se produire avant d’être vendu sur les marchés. Or, la situation actuelle demande une production plus rapide, à l’image des véritablement nouveaux procédés utilisés au Japon et en Corée du Sud pour exploiter les ressources évaporites des eaux de la mer, et non pas spécifiquement dans les déserts de sel.

L’évaporation est donc un procédé d’extraction obsolète. Le docteur en économie Zuleta affirme que c’est une "grosse erreur" que le projet soit poursuivi sur cette voie avec l’appui du seul gouvernement, sans investissement étranger ni soutien technique jusqu’en 2014. "A mon avis, s’avance-t-il, nous arriverons en 2015 sans avoir réussi à obtenir les quantités nécessaires pour pouvoir fournir le marché, lequel sera déjà bien plus exigeant et plus grand dans cinq ans. Et selon les prévisions les plus modérées, 2020 nous confrontera au triple de la demande actuelle. Or, le gouvernement a déclaré qu’il fournirait 30% de la demande à partir de 2014, ce qui ne correspond pas à la réalité."


La Bolivie à la traîne

En effet, d’ici 2014, la demande globale atteindra certainement les 200'000 TM annuelles, donc le double de la demande actuelle, auquel cas la capacité de production de la Bolivie atteindra tout juste les quantités nécessaires à fournir seulement 15% de la demande. Mais si la demande triple dans la décennie, alors la production bolivienne se réduira à 10% de l’offre globale. La Bolivie, détentrice des plus grandes réserves au monde, se retrouverait alors dans une situation absurde qui la verrait se faire dépasser par le marché.

"Je pense que les mémorandums d’entente ne servent à rien, lâche Zuleta. Je me demande même quel est l’intérêt pour des pays tiers de transférer leur technologie à la Bolivie. Que gagneront-ils en retour ? Posée aux représentants du gouvernement, ma question n’a trouvé qu’une réponse très évasive. J’ai pourtant eu l’occasion de parler d’au moins trois différentes techniques d’extraction du lithium qui pourraient s’utiliser pour les saumures d’Uyuni avec des résultats spectaculaires. Ces résultats seraient en outre conformes aux conditions de demande des prochaines années. Les procédés découverts récemment en Corée du Sud et au Japon vont d’une part au-delà de l’énergie solaire et de l’usage d’énergie technique, et d’autre part au-delà de l’évaporation et de l’usage de produits chimiques de haute technologie. Finalement ces procédés pourraient aussi aller au-delà du carbonate de lithium, pour obtenir directement des cathodes de lithium qui sont les composants fondamentaux des batteries à base de lithium. Cela dit, je me suis aussi demandé ce que peuvent bien penser nos autorités de ces technologies alternatives, mais encore une fois, je n’ai obtenu qu’une réponse évasive. La seule chose dont je suis sûr au jour d’aujourd’hui, c’est que nous sommes dans une situation d’énorme incertitude avec de sérieux préjudices pour la Bolivie. Et peut-être même pour le monde entier…"


Mauvais alliés et objectifs stratégiques

Juan Carlos Zuleta écrit sur le thème du marché du lithium depuis 1992, et a même été l’un des premiers à anticiper l’arrivée de véhicules électriques dotés de batteries de lithium-ion. Il remarque qu’au fur et à mesure que le gouvernement bolivien envoie de mauvais signaux au marché, il stimule la production de substituts au lithium ou la recherche de nouveaux gisements. Et l’un comme l’autre sont évidemment contraires aux intérêts de la Bolivie.

De là, il expose sa thèse, la seule qui lui permette de s’expliquer l’absurdité des choix boliviens : "Il semblerait que notre gouvernement soit davantage intéressé par d’autres objectifs stratégiques, non plus économiques mais bien politiques, concernant le choix de ses partenaires stratégiques. Je me réfère à l’Iran, au Venezuela et à Cuba. D’un point de vue économique, j’ai déjà démontré que ce ne sont pas des alliés acceptables (voir la fin du chapitre 2)."

"Il est dès lors évident que le gouvernement Morales place ses objectifs hégémoniques internationaux bien avant ses objectifs économiques nationaux", conclut l’expert du lithium.

Le Palacio Quemado, à La Paz, est le siège du gouvernement.


Estimations dangereusement enflées

Saúl J. Escalera est docteur en ingénierie chimique et professeur aux USA, mais aussi expert consultant pour l’industrie à Cochabamba. Dans un rapport paru le 6 décembre 2010 [1], il se positionne en tant que critique du projet gouvernemental.

La première remarque du docteur Escalera porte sur les déclarations contradictoires de la GNRE. En octobre 2010, celle-ci a affirmé que la Bolivie détient 100 millions de tonnes métriques de lithium, selon "des travaux exploratoires". Or, la même institution ne parlait encore que de 9 millions de tonnes métriques dans un rapport précédent, paru seulement un mois plus tôt, en septembre 2010. "C’est étrange", note le chimiste, pour qui "il n’y a aucun fondement scientifique à ces estimations qui font douter du sérieux et de la capacité du Comité scientifique à diriger le projet."

Escalera poursuit : "La Bolivie ne doit plus reproduire la même chimère qu’avec le gaz naturel en faisant des projets sur la base de réserves enflées." Ce qui amène le scientifique à suggérer que le projet continue d’être mené avec les données approuvées par la GNRE en septembre 2010, c'est-à-dire des réserves de 8,9 millions TM de lithium d’une concentration moyenne de 0,542 grammes par litre de saumure.


Obsolescence du projet gouvernemental

Ensuite, le docteur en chimie revient sur les deux groupes qui se penchent actuellement sur l’exploitation des ressources évaporites du salar de Uyuni. D’une part, le Comité scientifique est financé par le gouvernement qui lui a prévu un financement de 5,6 millions de dollars pour mener à bien le projet en 2008 déjà. Selon Escalera, les recherches menées au sein de la GNRE auraient pourtant déjà coûté 8 million de dollars à l’Etat. D’autre part, il y a le groupe de chercheur de l’UATF associés à l’Université de Freiberg dont les ressources sont en revanche très limitées, puisqu’elles ne proviennent que de leur financement propre.      

Le premier groupe a fait preuve d’un grand hermétisme sur l’avance de ses recherches jusqu’en octobre 2010, date à laquelle Alberto Echazu a spécifié la composition du complexe chimique qui va être mis en place. Le problème est qu’au-delà de ces ambitions industrielles, la seule acquisition qu’aurait soi-disant faite le Comité scientifique est en réalité la réplique du procédé d’extraction utilisé depuis plus de dix ans en Argentine et au Chili. 


Résistance de séparation vaincue

En revanche, remarque Escalera, le second groupe de chercheurs a lui obtenu de vrais résultats innovants. Malgré le refus du gouvernement de participer à leur financement, qui est donc exclusivement universitaire, les ingénieurs de Potosí et de Freiberg ont développé des cônes d’évaporation intensive, lesquels prennent dix fois moins de temps que les piscines de la GNRE à prélever des concentrés de saumure. "Mieux, cette technologie a vaincu la résistance de séparation du magnésium en laboratoire, affirme Saúl Escalera, et pourrait donc extraire du lithium pur à 90%.  De même, le taux de récupération des produits additionnels (acide borique, chlorure de potassium, etc.) s’élève à 50%.  Mais ce n’est pas tout : les cônes garantissent en outre la préservation de l’environnement comme l’intégrité physique du salar."

La patente de cette technologie revient à 50% à l’UATF et à 50% à l’Université de Freiberg. Ensemble, ils aimeraient créer un centre latino-américain de formation des chercheurs et professionnels de l’exploitation des saumures de Uyuni, en envisageant même d’attirer des chercheurs chiliens et argentins. 

"En bref, résume Escalera, les universités ont trouvé beaucoup mieux en beaucoup moins de temps et avec beaucoup moins de moyens que les huit millions de dollars déjà dépensés en deux ans par le Comité scientifique pour ne faire que répliquer un procédé obsolète." Ce n’est pas Juan Carlos Zuleta qui le contredira.


Meilleure rentabilité possible

Tout comme Humberto Vacaflor, Escalera insiste également sur la nécessité de diversifier la production industrielle "pour ne pas tomber dans le piège de n’être qu’un exportateur de lithium". Mais lui n’écarte pas la nécessité d’exploiter les ressources évaporites dont regorge le pays. Il propose pour sa part un complexe industriel de cinq usines, et non pas quatre comme le prévoit le gouvernement. Celui-ci a le but de faire fonctionner à terme parallèlement trois piscines d’évaporation, une usine de transformation pour produire du carbonate de lithium (destiné à l’industrie automobile électrique), une autre produisant du lithium métallique (pour la pharmaceutique et les batteries) ainsi qu’une dernière dédiée à la production de potassium (pour les producteurs d’engrais).

Selon le chimiste, il serait plus pertinent d’organiser le complexe industriel de la manière suivante : une usine de transformation de tous les dérivés du lithium, une usine de production d’engrais NPK (azote, phosphore et potasse), une usine industrielle de polychlorure de vinyle (matériau plastique utilisé dans l’industrie), une usine industrielle de magnésium ainsi qu’une usine industrielle de dérivés du borax. Avec une telle palette d’offre, la Bolivie pourrait gagner davantage qu’en n’étant présente que sur un seul des marchés.

Mais sa principale objection reste la non-inclusion de l’UATF dans le projet. "Le gouvernement doit revoir sa stratégie, impliquer l’Université de Potosí dans son budget mais aussi d’autres ingénieurs boliviens pour la supervision", déclare-t-il finalement.

D’ailleurs, la carence de supervision du projet par des techniciens et scientifiques indépendants figure aussi dans le rapport de Rebecca Hollender et Jim Schulz intitulé La Bolivie et son lithium, paru et mai 2010 auprès du Centre pour la démocratie de Cochabamba [2].


Communautés locales et natures oubliées

Les chercheurs, qui ont précédemment publié respectivement à La Haye et en Californie, étendent même cette carence à une incapacité en général du gouvernement à "s’entourer d’experts qualifiés, non seulement pour les aspects techniques et scientifiques, mais aussi en économie et dans la gestion d’affaires et enfin concernant les impacts sociaux et environnementaux."

L'élevage de lamas est pour l'instant l'une des seules économies effectives de la région.

En ce qui concerne les impacts de l’exploitation sur les communautés locales et la nature, ils affirment d’emblée que la stratégie gouvernementale est remise en question par beaucoup. Premièrement, ils dénoncent l’absence de mesures prises pour contrer la crise de l’eau. Les quantités disponibles sur place ne suffisent déjà pas aux cultivateurs de quinoa, aux éleveurs de lamas et à l’industrie du tourisme, sans même parler de l’absence d’eau potable. Sur ce sujet, le manque d’information du gouvernement est criant.

La contamination de l’air, des eaux et de sols représente une autre préoccupation de taille pour les nombreux travailleurs agricoles de la région. En effet, la production désirée de 30 à 40'000 TM de carbonate de lithium par année nécessite l’usage de beaucoup de produits chimiques toxiques. Comment seront traités les déchets liés au lessivage et à l’écoulement des eaux ? Comment gérera-t-on les émissions atmosphériques ? Ces questions représentent un danger pour les communautés locales et l’écosystème. Or, il existe des rapports très alarmant sur la situation écologique dans le désert chilien d’Atacama où des sociétés exploitent le lithium depuis les années 1990.

Hollender et Schulz affirment que les autorités boliviennes minimisent les risques. Pourtant, il existe un ministre de l’environnement et de l’eau. Celui-ci n’a visiblement aucune autorité au sein du gouvernement.

Par ailleurs, les auteurs du rapport constatent que les lois qui garantissent la participation de la population sont aussi faibles que les garanties pour l’environnement. Ils affirment que certaines communautés sont inclues dans le projet, alors que d’autres en sont exclues.

En avril 2010, des militants défenseurs de la Pachamama (la Terre Mère) ont protesté contre l'écart entre les discours d'Evo Morales, qui a toujours quasiment sacralisé la Pachamama, et ses projets d'exploitation des hydrocarbures, des mines et des déserts de sel [3]. Mais ces mouvements n'ont que peu d'impact, et pour l'instant, très peu de critiques ne dénoncent encore l'aspect irrespectueux de l'environnement du projet d'exploitation.



[1] http://plataformaenergetica.org/system/files/litio_avances_saulescalera.pdf
[2] http://www.democracyctr.org/pdf/DemocracySpanishLitio.pdf
[3] http://www.erbol.com.bo/noticia.php?identificador=2147483927363